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cette quiétude la rendait impartiale dans l’examen d’un problème qui lui apparaissait seulement de généalogie littéraire. Qu’il y eût eu quelque influence des Germains sur les Francs, Fauriel ne le contesta pas, mais sans y attacher d’importance. Il le concéda d’un mot, comme un chimiste dans une analyse s’acquitte par le terme « traces » envers les élémens trop fugitifs pour être dosés. Mais déjà grandissait en France une génération assez éprise de la littérature, de la philosophie, de la musique, de la science allemandes pour estimer précieuses ces vieilles attaches de notre famille. Avec les Ampère, les Ozanam, les Géruzez, les Quinet, la théorie « tudesque » devenait une mode. Et l’on sait combien une mode est plus impérieuse qu’une certitude. L’Italie elle-même accourut au secours de la victoire : le docte Ranga chercha les « moules communs » à « l’épopée française et à l’épopée germanique[1]. » Il faisait même entrer dans le moule germanique tant de notre poésie française qu’une contre-école se forma avec M. P. Meyer : « Il faut détruire l’idée si essentiellement fausse de l’origine germanique de notre épopée… Romane dès son apparition au XIe siècle, fondée sur dus traditions romanes, célébrant des héros romans, notre épopée appartient tout entière à notre littérature[2]. »

Les deux théories tudesques régnèrent, l’une intacte dans son outrance, l’autre contestée, mais toujours prépondérante, parmi les maîtres des études romanes, jusqu’au jour où de ces maîtres le premier devint Gaston Paris. Lui, sans rejeter les deux doctrines, les tempéra de bon sens. D’une part, s’il reconnut la part de la collaboration générale dans les poésies populaires, il n’admit pas qu’elles se fussent faites seules : il crut au concours toujours nécessaire d’un homme pour donner forme aux pensées de la foule, il montra ces hommes dans les jongleurs, les trouvères et les ménestrels. D’autre part, s’il ne contesta pas que des traditions germaniques eussent contribué à former notre caractère, il nia qu’elles fussent la puissance la plus génératrice dans nos chansons de geste. Mais lui-même continua à admettre et affermit par son autorité les deux idées : que les chansons de geste ne sauraient s’expliquer sinon par la préexistence de poèmes plus courts et plus anciens, et que dans les chansons de geste il y avait une part d’inspiration germanique.

  1. Titres de deux chapitres de son ouvrage Le Origine dell’ épopea francese.
  2. Bibliothèque de l’École des Chartes, t. II, 1861, p. 84-89.