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typiques, qui durant ces années précédentes sont venus nous surprendre, — nous préparant dès lors à la connaissance de la nouvelle Allemagne qu’allait nous révéler bientôt un contact plus étroit avec la race entière des « héritiers » de nos vainqueurs de 1870 ? Voici un éminent professeur et musicologue, longtemps revêtu, à la vénérable église Saint-Thomas de Leipzig, des fonctions qu’y remplissait jadis le grand Sébastien Bach ! Après avoir été chargé par un Comité international de diriger la publication de l’œuvre complète de son glorieux devancier, ce professeur Wilheîm Rust entreprend de faire connaître au monde l’œuvre de son propre arrière-grand-père, dont on savait seulement qu’il avait été un honnête et habile musicien de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Tout d’un coup, grâce au zèle pieux de l’honorable professeur, nous découvrons chez ce vieux claveciniste contemporain de Mozart une hardiesse prodigieuse d’harmonie et d’instrumentation ; nous voyons sortir de terre des sonates où la liberté pathétique du dernier style de Beethoven se renforce des modulations les plus téméraires de l’école de Liszt. Pendant un quart de siècle, toute l’Europe admire en Frédéric-Guillaume Rust le plus incroyable « précurseur » qu’il y ait eu jamais ; et puis le petit-fils meurt avant d’avoir pris soin de détruire les manuscrits originaux de son brave homme d’aïeul ; et l’on reconnaît alors que ces manuscrits ne renferment pas l’ombre des nouveautés merveilleuses que leur avait prêtées l’impudente fantaisie du cantor de Leipzig !

Ou bien encore c’est un chimiste en renom qui, avant de communiquer à ses confrères la formule d’un produit qu’il vient de combiner, s’empresse de vendre sa formule à une société financière. Ce sont des chirurgiens d’une célébrité « mondiale » qui, autour du lit d’agonie d’un empereur, insultent grossièrement un confrère anglais qu’ils accusent de leur enlever « un client » de choix. Ou encore des directeurs de musées royaux ou princiers qui, s’autorisant du prestige de leurs hautes fonctions, font métier de garantir aux amateurs d’œuvres d’art l’authenticité de peintures ou de statues anciennes que leur offrent des marchands plus ou moins scrupuleux. et parmi les « intellectuels » de tout ordre qui s’unissaient, l’autre jour, pour attester à l’univers civilisé que l’armée allemande n’avait nullement songé à violer la neutralité de la Belgique, a-t-on oublié déjà que plus d’un, au courant des années passées, s’était trouvé contraint de se défendre et de plaider d’abord pour son propre compte, — celui-ci convaincu simplement d’un modeste plagiat, celui-là soupçonné de s’être avancé beaucoup plus loin encore « par-delà les limites du bien et du mal ? »