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muettes. De grandes flèches, indicatrices de la retraite, sont peintes à tous les tournans : Brück in Soissons (Pont de Soissons). De loin en loin, quelques faces hagardes de vieilles femmes, guettant derrière des volets entr’ouverts, et, sur le seuil d’une ou deux portes, de pauvres, jaunes figures d’habitans, sortant des sous-sols. Ils y vivaient depuis le 15 septembre. Le bombardement a cessé d’avant-hier.

On se met à table, autour des provisions déballées. L’hôtel ne peut rien fournir, qu’un peu de purée de pommes de terre, du café, — et la seule bouteille d’eau minérale qui lui reste. Le vin, on n’en parle plus ! Toutes les caves sont à sec. Quand les Allemands arrivèrent, ils étaient admirablement renseignés : « Il y a ici N… qui est marchand de vins en gros. Conduisez-moi chez lui. » Et de rafler tout… Mais, brusquement, nous sursautons. On se regarde. Coup sur coup, des détonations, très proches, et le sifflement si caractéristique de nos obus (l’air déchiré comme de la soie), puis le bruit lointain, atténué, de l’éclatement… Est-ce le bombardement qui recommence ? On va aux renseignemens. C’est une batterie de 155 court, deux groupes de trois pièces arrivées la veille et mises en place pendant la nuit. Elles ouvrent le feu sur les tranchées allemandes, de l’autre côté de la vallée. On part à la recherche de la batterie. Un officier payeur nous mène au premier groupe défilé à l’entrée de la ville ; il avait cessé de tirer ; on va au second, dissimulé non loin, sous un boqueteau de peupliers. Et nous assistons à cette chose étonnante :

A vingt mètres de nous, dans leurs abris, les canons accroupis pareils à de grosses bêtes noires à l’arrêt. Les artilleurs derrière vont et viennent, comme à la manœuvre. Ils portent sur l’épaule les longs et lourds obus chargés de mélinite. Le lieutenant qui commande est assis sur un banc, déjeune, tout en donnant avec tranquillité ses ordres. Il découpe à petit morceaux son beefsteack figé, son pain bis. Le secrétaire est dans le trou du téléphone, où les indications sont transmises par l’officier observateur. Celui-ci est posté à cinq kilomètres, de l’autre côté de la vallée, là-bas sur cette crête boisée. Cinq cents mètres seulement la séparent de la crête adverse, où s’étend, dans le champ des jumelles, la ligne des tranchées allemandes.

Le tir a pour but de préparer l’attaque de quatre régimens d’infanterie, qui attendent massés, sous le couvert du bois. Il