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loin en loin, un peuplier fauché net. D’autres portent de profondes blessures rousses, fibres arrachées, sang séché de la sève. Il est quatre heures et demie. On s’arrête pour interroger des paysans, qui travaillent, des courbés, dans un champ. Soudain on entend le canon. Cela vient de loin, — une trentaine de kilomètres, — du côté de l’Aisne. Roulement de tonnerre sur lequel se détachent des détonations sourdes… « Ça n’arrête pas ! » dit tranquillement le vieux et il appelle sa femme, en train d’arracher des pommes de terre. La vieille, toute torte et ridée, avec sa bouche finaude, conte la bataille, comment les Allemands sont arrivés, se sont fait faire du café toute la nuit. Leurs officiers parlaient français, connaissaient le pays… Elle remémore tout cela sans émotion visible, comme une chose naturelle, avec cette philosophie paysanne qui est une foi, et où l’on sent la patience, la résistance triomphante de la race.

Le soir vient. Nous gagnons Vareddes. Un pont de planches jette sa réparation de fortune sur un ruisseau bordé de saules. Quelques façades éventrées, des murs criblés de balles. Ici, une quincaillerie montre, à l’air, son pauvre étalage d’articles de ménage. Les vitres sont en miettes. Plus de porte, ni de fenêtres. Les balcons pendent… Là, sur un vantail, cet avis à la craie : « Les pillards seront fusillés sur place. » Arrêta l’école. L’institutrice est rentrée de la veille. On savonne à grande eau les parquets bruns de sang, les murs, les meubles… Il y a eu du sang partout ! On avait empilé les blessés dans la classe, dans les petites chambres. Matelas et canapé sont couverts de larges plaques raides. Dans le jardinet où ne reste plus qu’une allée, avec quelques rosiers contre le bâtiment, une grande fosse ronde occupe tout le centre. Quarante-cinq Allemands y sont enterrés. Sur la terre frais retournée, flambe un grand feu bas, alimenté de choses informes. Un paysan retourne le brasier ; ce sont les vêtemens des morts qu’on fait brûler depuis le matin. Dans un coin, contre le mur, trois Français ont été couchés à part.

J’ai cueilli, en m’en allant, la seule rose du jardin : une chétive petite rose sanglante, presque noire, la dernière de l’année… Et j’ai songé au vers d’Agrippa d’Aubigné :

Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise…