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tour de la presse. Un cri d’indignation partit, non seulement de l’Alsace, mais encore, il faut le reconnaître, d’un certain nombre de journaux allemands. À Saverne, ce fut presque une révolution. La population, fort paisible en temps ordinaire, se mit à railler les officiers de ses lazzis. Quand le lieutenant Forstner, triomphant de son exploit, se promenait dans les rues avec un sourire ironique et provoquant, les gamins lui renvoyaient l’injure dont il avait voulu déshonorer les recrues alsaciennes. De jour en jour, l’échauffourée grandissante menaçait de tourner à l’émeute. Chose à noter, le maire de Saverne, un Allemand, et la police elle-même prirent ostensiblement parti pour la population. Au contraire, le colonel von Reuter approuva et soutint son lieutenant dont on demandait le déplacement. Le commandant de Strasbourg, le général von Deimling, consulté, les encouragea tous les deux et ordonna les mesures les plus sévères. Des mitrailleuses furent placées dans la cour de la caserne, des patrouilles balayèrent les rues de la ville. Le colonel von Reuter, à la tête de son bataillon, fit arrêter une cinquantaine de bourgeois tranquilles avec les juges sortant de leur tribunal et les enferma, pour toute une nuit, dans une cave humide. Quant au lieutenant von Forstner, le hobereau loustic, héros de cette aventure, il se précipita sur un cordonnier inoffensif et lui fendit le crâne d’un coup de sabre. Là-dessus, l’ordre rentra dans Saverne. L’affaire était terminée à la satisfaction de l’honneur prussien. — Quant à la mentalité du général von Deimling, qui, de Strasbourg, avait dirigé la répression et peut-être suggéré l’incident, elle se trahit cyniquement par un mot qu’il avait dit peu avant : « Je suis las de tirer à blanc. » Le cas ayant été porté, par le maire de Saverne, devant un tribunal civil, celui-ci osa blâmer la conduite des militaires à Saverne en condamnant les deux officiers à un minimum d’amende. Le Reichstag lui-même, comprenant qu’il ne s’agissait pas seulement d’une humiliation infligée à l’Alsace, mais encore d’un conflit entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, prit parti pour le pouvoir civil opprimé dans un vote qui fit grand bruit. Mais aussitôt, par ordre de l’empereur, un conseil de guerre cassa le jugement du tribunal favorable à la population de Saverne. Il suffit ensuite d’une lettre enthousiaste du Kronprinz au colonel von Reuter pour faire rentrer dans un silence de mort les juges, le Reichstag, la presse et le public. L’opposition