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comprenais rien ; mais mes compagnons eurent un haut-le-corps : « Que dites-vous ? Répétez ! » Et le garçon, perdu dans les noms géographiques, répéta d’une voix incolore : « La flotte autrichienne est entrée en Suisse. »

Lorsque j’arrivai, le soir, vers dix heures, à la petite gare d’où partie train de Nagano, je faillis avoir un accès de découragement. Deux mille personnes se pressaient sous son hangar. Mais ce fut là peut-être que je sentis le plus vivement la bonté du peuple japonais, dès qu’on intéresse son imagination. Il suffisait que je fusse un Français, et sans doute retournant en France, pour que cette foule silencieuse et compacte m’ouvrît un passage. Des gens s’empressèrent, me dénichèrent un petit coin dans un wagon déjà encombré, m’y installèrent moi et mes valises, dont j’avais presque honte au milieu de tous ces Japonais qui feraient le tour du monde avec ce qu’ils emportent au fond de leurs manches.

L’entassement était indescriptible. Ceux qui n’avaient pas trouvé de place s’asseyaient sur leurs talons. D’autres se coulaient à moitié sous les banquettes. Des jambes nues s’entrecroisaient dans un tel désordre que c’était à se demander comment leurs propriétaires les reconnaîtraient. Des femmes accroupies dormaient avec leur bébé sur leur dos. Et le voyage dura plus de vingt heures sans un cri, sans une plainte, sans autre bruit qu’un murmure d’admiration, quand les premiers rayons du soleil nous découvrirent, dans toute sa grâce sauvage, un paysage de vallées et de montagnes dont les forêts nous envoyèrent des bouffées de fraîcheur. Je me disais que bien des trains français avaient dû ou devaient encore ressembler à celui-ci ; et cette pensée m’ôtait toute fatigue. Nous atteignîmes Nagoya à la nuit tombante. L’express de Nagasaki ne passait qu’à une heure du matin. Des rencontres imprévues de compatriotes, l’excitation qui était autour de nous et surtout en nous-mêmes, notre crainte de manquer le paquebot, le désarroi des employés, les trains assaillis donnaient à cette chaude nuit d’août un charme dont nous trompions, faute de mieux, notre douleur de n’être pas en France.

Le lendemain soir, en descendant à Simonoseki, nous entendîmes crier le texte de l’ultimatum que le Japon venait de lancer au Kaiser : nécessité pour le Japon de défendre les intérêts généraux en Extrême-Orient ; injonction aux navires