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coiffée d’une toque à plume, s’avançait sous ce grand tapage. Elle paraissait bouleversée : Monsieur le consul, dit-elle, je veux à tout prix retourner à Shanghaï : que dois-je faire ? » Elle était depuis trois jours au Japon ; mais elle voulait retourner immédiatement à Shanghaï, où elle craignait pour son mari. « Que craignez-vous ? » lui demanda le consul. Elle ne savait pas ce qu’elle craignait ; et nous ne sûmes jamais ni ce qu’elle était venue faire à Yokohama, ni pourquoi elle tenait tant à partir, à moins que ce ne fût parce qu’elle voyait tous ces départs autour d’elle. « Attendez le prochain paquebot, » lui dit-on. Elle répondit, les lèvres tremblantes : « Le prochain paquebot… dans cinq jours ! » — « Alors, Madame, répliqua l’un de nous, prenez la route de Nagano. » — « Non, pas ça ! s’écria le Consul. Une petite femme comme vous ! C’est un voyage trop dur, un voyage où il faut porter ses bagages soi-même ! » L’épouvante agrandit ses yeux : « Oh ! je ne puis pas… J’ai trois malles et deux boites à chapeau. » Et elle s’en alla discrètement comme elle était entrée. Pourquoi ai-je retenu cet incident ? Je revois encore cette pauvre petite dame très bien qui ressemblait à un oiseau effaré au milieu de ces rumeurs de guerre, que traversaient les derniers coups de vent du typhon.

Ma dernière journée à Tôkyô fut morne. J’avais passé une partie de la nuit à lire un paquet de journaux français, dont le dernier datait du 15 juillet. Essayez de relire ces journaux d’avant la guerre : l’impression qui s’en dégage vaut celle des plus éloquentes prédications. C’est un jet de lumière effrayante sur notre superbe et misérable aveuglement. Une fourmilière ne serait pas plus pitoyable, qui croirait mener le monde quand un pied est levé sur elle. On n’avait aucune appréhension, aucun pressentiment. Les affaires d’Autriche commençaient à perdre de leur actualité. Cependant, çà et là, on parlait encore avec une sympathie émue du peuple autrichien et de sa vieille monarchie. Un journal publiait la photographie des membres de l’ambassade allemande et inscrivait sous le nom de l’Ambassadeur : sincère ami de la culture française. Les radicaux continuaient cette campagne contre la loi de trois ans qui déconcertait tous les étrangers. Un de leurs organes demandait que la France usât mieux de sa richesse,