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connut plusieurs. Mais comprenant très bien le tempérament de son peuple et la situation particulière d’une nation très jeune et pourtant chargée d’une longue et lourde histoire, il n’en fut pas moins, pour les Belges, un souverain tout à fait national. Un peu distant, un peu lointain pour ses sujets, ce féodal allemand, assoupli par les malheurs de sa jeunesse et par la fréquentation des politiques anglais, sut se faire une popularité solide par l’éminence des services rendus. La connaissance du monde diplomatique, la fermeté et la finesse d’un caractère formé par la vie, autant que cette espèce d’autorité occulte qu’il avait su acquérir en Europe, assurèrent la tranquillité de la Belgique au milieu des tourmentes politiques de 1848 et de 1870. Ce roi constitutionnel fit ainsi œuvre de vrai roi.

Héritier de la sagesse pratique de son père, Léopold II y joignit les vastes ambitions d’une sorte de poète des « affaires. » On a souvent représenté le second roi des Belges comme un financier couronné, plus avide de profits que de gloire, plus soucieux de ses spéculations que de son peuple. C’est mal connaître et c’est diminuer cette complexe figure. Léopold II, en réalité, eut plus d’ambition pour son peuple que pour lui-même. Il désirait en faire un grand peuple, autant qu’un peuple riche ; mais, plus autoritaire, au fond, que Léopold Ier, il voulait que cette prospérité et cette grandeur, son peuple ne les tint que de lui. Mauvais courtisan des foules et peu soucieux de popularité, du moins en apparence, empêtré dans des règles constitutionnelles qu’il respectait et qui cependant l’exaspéraient, il avait rêvé d’imposer sa volonté par ses services, et d’exercer une autorité qui, pour être cachée, n’en était que plus grande. Mais ce royal homme d’affaires, qui avait cru découvrir que la vraie diplomatie moderne, c’était la diplomatie financière, avait dans l’esprit une part de chimère, cette part qu’on trouve chez tous les puissans imaginatifs, et sans laquelle, au surplus, on ne fait rien de grand. Quand cette chimère l’envahissait, il ne voyait plus qu’elle. Ce manieur d’hommes n’était pas un bon connaisseur d’hommes. On peut dire qu’il savait son peuple en gros, et qu’il l’ignorait en détail. Par une heureuse intuition, il avait compris que, pour donner un idéal commun à cette nation de bourgeois, de commerçans, de cultivateurs et d’artisans, laborieux, énergiques, mais un peu resserrés et écrasés par la politique des grands États voisins et résignés à un rôle secondaire,