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sait que l’Empereur s’accommode aussi malaisément d’être conseillé que d’être battu.

Mais n’importe : telles qu’elles sont, les manœuvres permettent à un spectateur désintéressé de se rendre compte d’un certain nombre de vérités incontestables, au premier rang desquelles figure, d’après l’écrivain anglais, la décadence graduelle des qualités qui ont jadis fait la force et le triomphe des armées allemandes. C’est d’ailleurs ce que notait déjà, il y a trois ans, le correspondant militaire du Times à Berlin, dans une longue étude dont les conclusions nous sont pleinement confirmées par l’ex-officier allemand.

Par-dessus tout, ce correspondant estimait que le sens de l’initiative décroissait chez les chefs, petits ou grands. « Jamais, écrivait-il, je n’ai vu durant les dernières manœuvres un de ces mouvemens ingénieux ou hardis qui attestent une compréhension personnelle de l’art de la guerre : pour ne rien dire de telles fautes graves dont j’ai eu l’occasion d’être témoin et qui suffiraient à montrer à quel point le haut commandement est désormais au-dessous de sa réputation. » Abordant ensuite le détail des manœuvres, le correspondant du Times signalait le « manque d’entrain » de l’infanterie, sa « lenteur, » le caractère « suranné » de ses marches d’approche. Il reprochait à l’artillerie la « maladresse » de ses méthodes de tir, en ajoutant que le « matériel » dont elle se servait ne souffrait pas même d’être comparé aux nouveaux canons de l’armée française. Et son étude s’achevait, dès cette date de 1911, par la constatation d’une « baisse » sensible dans la valeur professionnelle d’une armée de plus en plus fatiguée, engourdie, empêtrée de routines stériles. Le nombre, la confiance en soi-même, et une « organisation » encore très solide : tels seraient maintenant, à l’en croire, les seuls élémens de supériorité de cette armée, ses seuls gages de succès dans le cas d’une lutte avec d’autres grandes armées européennes.

En reprenant à son compte, comme je l’ai dit, tous les termes de ce jugement de son confrère du Times, l’auteur du livre nouveau reconnaît cependant qu’il suffirait aux troupes allemandes d’avoir à leur tête un maréchal de Moltke pour accroître énormément leurs chances de succès. « Sous les ordres d’un tel homme, une telle armée ne pourrait pas manquer d’accomplir des prodiges. » Mais loin de posséder un chef de cette taille, l’armée allemande d’aujourd’hui semble bien« n’avoir pas de chef du tout. » Selon l’amusante expression de l’auteur anglais, cette armée, à la veille de la guerre, « n’était pas autant une idole aux pieds d’argile qu’une idole surmontée d’une tête d’argile. »