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aura dressé la « fiche » de son homme, et cette fiche s’en ira, de main en main, jusqu’au Bureau Central. Sur la « fiche » se trouvera la biographie complète de l’officier jusqu’au moment présent : on y lira son lieu de naissance, son éducation, sa famille, les qualités de sa femme et de ses enfans (s’il en a), ses ressources et le plus ou moins de son besoin d’argent, son régiment, ses fonctions, son mode de vie, son caractère, ses habitudes principales et ses petites tares intimes.

La fiche ainsi rédigée est ensuite classée à son rang, dans les casiers du Bureau Central, et sans cesse complétée, au fur et à mesure de l’arrivée de détails nouveaux. On serait stupéfait d’apprendre la foule d’officiers anglais qui ont l’honneur d’avoir leurs « fiches » à Berlin. Mais il va de soi que le « sujet » favori est le jeune officier pauvre ou dépensier, le jeune homme ambitieux à qui ses parens ne peuvent pas payer le moyen de « mener son train » dans un régiment à la, mode.


L’auteur anonyme a précisément connu, il y a quelques années, un jeune lieutenant anglais que l’accumulation de ses dettes désignait à devenir un « sujet » de ce genre. Un jour, dans le « promenoir » d’un café-concert, il avait librement exposé à un ami les embarras de sa situation, sans soupçonner que ses paroles pussent être entendues d’autres « promeneurs. » Dès la semaine suivante, il recevait une lettre où un riche étranger, demeurant dans un des quartiers les plus élégans de Londres, lui demandait s’il ne voudrait pas se charger de la préparation militaire d’un de ses neveux, qui s’apprêtait à servir dans l’armée anglaise. L’étranger, parmi bien des excuses, mentionnait le prix qu’il comptait offrir à l’officier pour ses leçons ; et ce prix se trouvait être si énorme que le jeune lieutenant crut devoir, avant tout, communiquer la lettre à son colonel. Inutile d’ajouter que le projet de leçons d’art militaire n’eut pas d’autres suites : le vieil oncle allemand, s’il a connu la fin de l’histoire, aura dû maudire plus d’une fois son imprudent excès de libéralité.

Mais à côté de ces agens « civils, » le Bureau d’Espionnage allemand emploie naturellement aussi une foule de militaires de tous rangs et de toute nature, depuis l’humble soldat qui, par amour du gain, va se faire embaucher dans une place forte ou dans un port étrangers jusqu’à l’officier conduit par son dévouement patriotique à entreprendre les missions les plus dangereuses. Quelques-uns de ces espions] militaires déploient un vrai génie d’habileté et de ruse. L’auteur du petit livre a eu jadis sous ses ordres, pendant qu’il était officier dans l’armée anglaise en Birmanie, un soldat d’origine allemande qui, après avoir déserté de son régiment westphalien, avait passé plusieurs années dans notre Légion Étrangère, avait déserté de nouveau, et avait été trop heureux, d’obtenir enfin son emploi présent.