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« Je t’embrasse pour moi, pour ton frère, Lina, et les petites, qui poussent comme des plantes en dépit de la tempête. — G. S.

« Nohant, 8 novembre. Il fait froid comme en janvier[1]. »

Cette lettre, calme d’apparence, dérobe à Solange les tristes pensées qui ont assailli sa mère quand elle est rentrée dans son cher Nohant. Elles sont consignées dans les pages que George Sand écrivait justement, de une heure à cinq, « pour Buloz ; » c’est ainsi que fut rédigé le Journal d’un voyageur pendant la guerre, paru tranche à tranche dans cette Revue. Comment son cœur ne se fût-il pas serré en se retrouvant, seule, dans ce vide qui sentait la fuite récente ? « Nohant, 6 novembre. La volière est vide, la campagne est muette. Y reviendrons-nous pour rester ? La maison sera-t-elle bientôt un pauvre tas de ruines, comme tant d’autres sanctuaires de famille qui croyaient durer autant que la famille ? Mes fleurs seront-elles piétinées par les grands chevaux du Mecklembourg ? Mes vieux arbres seront-ils coupés pour chauffer les jolis pieds prussiens ? Le major Boum ou le caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au vent mes herbiers et mes paperasses ? Eh bien ! Nohant, à qui je viens dire bonjour ; silence et recueillement où j’ai passé au moins cinquante ans de ma vie, je te dirai peut-être bientôt adieu pour toujours. En d’autres circonstances, c’eût été un adieu déchirant ; mais, si tout succombe avec toi, le pays, les affections, l’avenir, je ne serai point lâche, je ne songerai ni à toi ni à moi en te quittant ! J’aurai tant d’autres choses à pleurer[2] ! »

Ferme désormais dans sa résolution de s’attendre au pire et d’y préparer son âme avec constance, elle se met au travail, et reprend le sillon interrompu. Se souvient-elle du mot de son maître, Montaigne : « L’accoutumance à porter le travail est accoutumance à porter la douleur ? » Comme toutes les âmes fortes, elle sent son courage croître avec le danger. Le 13 décembre, elle note : « La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes personnellement menacés (les Prussiens étaient à Vierzon), nous sommes moins agités, je ne sais pourquoi. Je tiens à achever un travail auquel je n’avais pas l’esprit ces jours-ci, et qui s’éclaircit à mesure que je compte les heures qui me restent. Tout le monde est

  1. Inédite.
  2. Journal d’un voyageur pendant la guerre, p. 175-176.