Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/279

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bas. Il a sa connaissance ; pudeur touchante, quand on lui enlève ses linges sanglans, il s’excuse de n’avoir pas eu le loisir de se laver les pieds depuis longtemps. Il souffre le martyre, il demande un médecin… Comment avoir celui qui reste ici, dans une ville en flammes et sans doute investie ?

Le soldat allemand qui a escorté la sœur a pitié de lui. Il entre dans l’ambulance. C’est le premier « ennemi » qui pénètre ici.. Il vient à nous la main tendue… oh !… Il est jeune, gentil ; il soupe chez Mme Pierre, se régale de Champagne et exige que deux hommes le reconduisent à l’hôpital Saint-Lazare où est le major auquel il parlera pour notre blessé ; il dit à celui-ci des mots allemands de consolation. Le Français comprend ses intentions et, se sentant mourir, lui serre la main sur cet adieu : « Bonne chance pour toi, camarade ! » Et c’est ainsi que le pauvre diable continue sans le savoir les traditions de la guerre chevaleresque. On nous choisit M. C. et moi pour cette mission. M. C. est marié et père de famille. Il fait valoir que Pierre le concierge, parti vers l’hôpital chez les Allemands depuis plusieurs heures, n’est pas rentré (on l’a gardé en effet comme otage pendant vingt-quatre heures et mis au mur) ; que M. Dupuis, malgré son brassard, vient de tomber sous les balles, [il a été sauvé], nous dit Mme Pierre, et que pareille chose pourrait nous arriver, ce qui d’ailleurs ne l’empêcha pas de partir. Je « marche, » mais je demande des garanties pour notre retour à tous deux dans cette ville tragique. Je ne réfléchis pas beaucoup. Alors commence la satanique promenade, d’une horrible beauté que je n’oublierai jamais… mais je m’arrête… c’est folie d’écrire dans un tel état d’épuisement.

J’oubliais un détail : nous avons su depuis que le général avait exigé que deux brancardiers reconduisissent le soldat. — Il était formellement interdit de sortir dans la partie incendiée de la ville, cette nuit-là. — Si nous rencontrions l’ennemi nous devions lever les bras en criant : « Hôpital. » — Le soldat nous avait dit aussi d’enlever le drapeau français de Saint-Vincent. Je le fais moi-même avec un domestique pour qu’il ne soit pas touché par l’ennemi ; je l’embrasse et je le cache.


Dimanche, 10 heures.

Je continue. Cet homme nous emmène donc baïonnette à la main. Là, pour la première fois, je crois apercevoir la mentalité