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Une balle perdue vient s’aplatir par une porte du souterrain près de l’abbé B., — très digne en ces journées, — et d’Henri.

Tout à coup, une véritable ruée de malheureux vers nous ! — « Les Allemands ! les Allemands ! Ils frappent à la poterne ! » Un moment, je l’avoue, j’ai peur des responsabilités et des conséquences, mais en criant très fort, j’obtiens le silence. Qui a frappé ? On ne l’a jamais su, mais étant donnée la situation des lieux, je ne vois pas comment les combattans seraient venus là, car il aurait fallu descendre le mur.

Un demi-calme renaît. — Marthe et Antoinette sont là et une partie du quartier Saint-Vincent. — On donne des paroles d’encouragement, on exprime une confiance que l’on n’a pas, car… je n’en ai pas honte, en sentant les Allemands au cœur de notre chère Ile-de-France, au pied de ce collège paisible où j’ai achevé ma jeunesse, tout à coup je défaille et je pleure.

Ensuite, les Pères, Henri, moi, d’autres nous remontons vers la cour. Un éclat d’obus tombe devant la chapelle, — je ne sais plus à quel moment, —… mais, comme la bête ne perd pas ses droits, j’entraîne Henri au réfectoire chiper un gros morceau de gruyère sur la table à moitié desservie, où demeuraient tristement un plat d’œufs au lait et des tasses de café inachevées.

Parmi les misérables, il est des physionomies que je n’oublierai jamais ! Un malheureux infirme qu’Henri aide à descendre et une pauvre aveugle au visage calme, aux yeux morts, aux cheveux d’argent. Pendant trois jours, je l’ai vue assise, résignée, dans les petits coins… Que de détresse dans ces cœurs !…

Au rez-de-chaussée de Saint-Louis, dans l’ambulance, où m’a laissé, assez en péril, car le bombardement recommence, la sœur infirmière qui soigne le blessé allemand, je la rejoins et je m’assieds par terre. Nous sommes abrités par des matelas devant les fenêtres, car les balles ne cessent pas. — Nous prions, puis nous causons. — M. Ste-B…, toujours à l’œuvre, arrive. — Près d’une heure s’écoule. Lentement le crépuscule tombe. On ne sait ni ce qui a causé cette bataille, ni ce qui se passe quand, sur les remparts, à quelques mètres, nous entendons, Mère Joseph et moi, un commandement, un cri rauque qui est comme le symbole de la prise de possession. Le cœur se serre… Je monte aux fenêtres de Saint-Vincent. Sur le cours, une longue file de corps immobiles et poussiéreux couchés par terre et