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roi de Sardaigne ; elle est loin d’avoir la beauté de celles qui ont été tracées par l’Empereur.

En arrivant à Menton, sur la frontière de l’Etat de Monaco, on nous fit pour la première fois des difficultés assez ridicules de douanes et de passeports.

Notre alerte du lendemain fut à Nice, où Charles avait appris que huit courriers étaient réunis, dans l’attente des voyageurs pour l’Italie. Plusieurs de ces gens avaient couru pour la Reine et pouvaient la reconnaître. Nous entrâmes donc dans la ville en mascarade. J’étais sur le siège, en femme de chambre ; Mme Cailleau, cachée sous un voile de mousseline, avait pris place dans la seconde voiture avec le Prince. Tout se passa très bien, grâce à Charles, qui avait eu le soin d’inviter les huit courriers à déjeuner.

Tout était français déjà autour de nous, du moins par le souvenir, mais ce n’est que le lendemain que, le cœur battant, nous franchîmes la frontière par le long pont de bois qui traverse le Var. La Reine, toute au sentiment de son récent malheur, n’éprouvait qu’étonnement et qu’appréhension en revoyant la France. Elle l’avait pleurée seize ans ; l’an dernier encore, en se rendant à Bade par la rive droite du Rhin, elle avait éprouvé l’émotion la plus vive, en apercevant de loin la flèche de la cathédrale de Strasbourg et fait alors le vœu de retourner à Rueil, prier encore une fois sur le tombeau de l’impératrice Joséphine. Peut-être qu’avant peu de jours ce vœu serait exaucé, et cependant, toute sa pensée était pour cette chapelle de Forli où le corps de son fils, de l’infortuné Napoléon-Louis, attend encore une sépulture plus digne de lui.

Le Prince pleurait à chaudes larmes, et sentait toute sa joie d’être en France gâtée par l’idée que son frère n’y était pas à côté de lui. Cette journée, coupée par une longue halte de douane à Antibes où nous vîmes pour la première fois des soldats français, s’acheva à Cannes. La première maison que nous aperçûmes était justement celle où Napoléon coucha en arrivant de l’île d’Elbe. Notre auberge avait été le gîte de Cambronne ; elle faisait face à l’île Sainte-Marguerite. La Reine disait qu’elle se résignerait volontiers au sort du Masque-de-Fer : « Si le Roi me refuse le droit de vivre sur la terre ferme, qu’il m’exile au moins à Sainte-Marguerite ! J’y serai en France et j’y aurai chaud ! »