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migraine bien complète m’empêchait de suivre, et c’est horriblement malade que je vais m’étendre dans l’auberge où nous faisions notre dernière halte en pays romain.

Là, nouvelle aventure : l’aubergiste nous reconnut tous, même le Prince ; mais la présence d’esprit de Charles et l’impudence avec laquelle il sait mentir nous tirèrent de ce mauvais pas. Il soutint effrontément que le soi-disant prince était un domestique et raconta avec détail l’histoire de l’embarquement pour Corfou. L’homme prit alors le change, ou fit semblant de le prendre, mais se refusa néanmoins à croire que le Prince fût embarqué ; il l’avait vu, disait-il, passer deux jours avant dans la calèche verte.

Nous apprenions ainsi que M. de Bressieux avait renvoyé cette voiture à Florence ; mais ce détail importait peu, le plan de la Reine étant toujours d’éviter cette ville et de se jeter du côté de Sienne dès que nous serions dans l’Etat toscan. Elle avait noté Camoscia comme l’origine du chemin de traverse qu’elle devait prendre ; le tout était d’y parvenir.

La douane du pays une fois passée, nous arrivâmes à la frontière du grand-duc et présentâmes le passeport toscan au nom de la duchesse de Saint-Leu. Le commis de la barrière le trouva en règle et déclara en même temps ne pouvoir le viser. Un inspecteur de police était arrivé de Florence quelques heures auparavant, avec des ordres sévères relatifs au passage des réfugiés. Cet homme s’était réservé tous les visas ; il dormait dans une maison à un quart de mille seulement.

La Reine décida de lui envoyer Charles avec le passeport. Il fallut trouver un guide, aucun des hommes des postes ne pouvant quitter sa faction, puis trouver une lanterne, ce qui fut interminable.

Cependant nos postillons avaient quitté leurs chevaux pour se reposer sous le péristyle du corps de garde. Un d’eux ronflait, l’autre causait d’une manière animée avec le commis de la barrière. Je prêtais anxieusement l’oreille, mais son accent toscan ne me permettait pas de distinguer ce qu’il disait. Tout d’un coup, il baissa la voix et je n’entendis plus qu’un chuchotement suspect. Dans l’état maladif où j’étais, il ne m’en fallut pas davantage pour être sûr que cet homme nous trahissait ; il contait ce qui s’était passé à la dernière poste ; son maître nous avait reconnus, le Prince était caché parmi nos gens…