Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/231

Cette page a été validée par deux contributeurs.
227
LA QUESTION D’ALSACE-LORRAINE.

mais un Bismarck n’y eût point manqué ! — croit-on que l’union des cœurs, des pensées et des volontés aurait pu se réaliser comme elle s’est réalisée sous nos yeux ? Croit-on que la France tout entière, d’un seul élan, se fût jetée à la frontière ? Croit-on que d’ingénieuses et subtiles casuistiques sur le devoir présent ne se seraient pas donné carrière, et que, pour tout dire, on n’eût pas recueilli les tristes résultats des multiples campagnes que, depuis quinze ans, l’idée de patrie et l’institution militaire ont eu chez nous à subir ? Grâce à Dieu, il n’en a rien été, et, parmi toutes ses fourberies, la nation de proie a eu l’involontaire franchise de son rôle. Félicitons-nous-en joyeusement. Sachons un gré infini à nos pacifistes d’avoir à temps connu leur erreur, leur généreuse erreur, et de l’avoir noblement réparée. Mais si l’histoire est un recommencement perpétuel, si le passé et le présent peuvent servir de leçon à l’avenir, ne soyons jamais les premiers à désarmer !

Ces réflexions-là, le héros de M. André Lichtenberger n’a pas attendu les derniers événemens pour les faire : et c’est même ce qui rend le roman si intéressant aujourd’hui à relire, et même un peu prophétique. Il a suffi à Juste Lobel de prendre, en temps de paix, contact avec la réalité alsacienne et avec la réalité germanique pour sentir tout ce qu’il y avait de chimérique, et même de dangereux, dans son rêve humanitaire. Et il conclut avec une grande fermeté de bon sens :

Peut-être que le devoir de demain ne sera pas celui d’aujourd’hui. Ce n’est que celui d’aujourd’hui, dans l’Europe d’aujourd’hui, que je trace pour quelques Français. Supposez que les idées pacifiques, démocratiques, libérales, se développent ailleurs autant que chez nous, que l’univers rattrape l’avance, un peu redoutable dans ce domaine, que nous avons sur lui, peut-être que demain la question d’Alsace se posera différemment. Et peut-être que demain un cataclysme politique mondial, auquel nous ne pouvons rien, la tranchera d’une manière imprévue. Je n’en sais rien. Ce que je pense, avec regret peut-être, mais avec une foi que des méditations douloureuses de six mois ont affermie, c’est que la France ne peut rien pour faire avancer la cause de la paix sur la planète. Elle ne saurait ni désarmer, ni diminuer ses armemens, ni se libérer, si peu que ce soit, du lourd fardeau qui pèse sur elle. Elle peut et doit rester pacifique, c’est-à-dire ne pas souhaiter la guerre, tout en y étant prête ; elle n’a pas de raison pour être pacifiste, c’est-à-dire pour se faire l’apôtre de doctrines dont il ne lui appartient pas d’assurer la réalisation. Il lui faut demeurer l’arme au pied, étant la plus sage, la plus vieille et la plus faible.

On ne saurait mieux dire ; et quand le romancier ajoute que