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paysannes et des paysans jeunes ou tout vieux fauchent et font la fenaison comme si de rien n’était, et nous sommes à Soppe-le-Bas. Vous chercherez en vain ce nom sur les cartes officielles allemandes de l’Alsace. En allemand, ce village se nomme Nieder-Sulzbach, et rien ne montre mieux, il me semble, l’antinomie radicale de deux cultures, de deux civilisations, que de voir l’une et l’autre appeler le même petit village de deux noms à ce point dissemblables qu’il n’y a entre eux pas le moindre rapport. Car la langue est vraiment le plus pur écho de l’âme d’un peuple.

Nous nous installons donc pour cantonner à Soppe-le-Bas, qui est d’ailleurs déjà bondé de troupes. Les habitans nous reçoivent avec une cordialité qui nous émeut, parce qu’elle est empreinte de je ne sais quelle angoisse. Déjà plusieurs fois, ils ont vu, comme dans toute cette région de la Haute-Alsace, leur village occupé alternativement par les troupes allemandes, puis par nous. Ils craignent, — et non sans raisons ! — d’être à nouveau sous le coup du flux et du reflux des armées en présence, pareils à ces lichens que la marée découvre et submerge tour à tour. Voici encore des autos qui passent remplis de blessés. Puis un autobus où des individus en civil (espions sans doute) sont gardés par des gendarmes. On utilise déjà un peu mon allemand.

Le soir même de notre arrivée à Soppe-le-Bas, le capitaine me fait appeler et me confie une petite mission. Il s’agit de trouver des nouvelles d’un détachement qui, sur l’ordre du quartier général, s’est séparé de nous la veille à midi sous les ordres d’un lieutenant, avec un précieux convoi, pour se porter dans la direction de *** et dont nous sommes sans nouvelles, ce qui est d’autant plus inquiétant que le cycliste qui accompagnait ce détachement devait nous rallier la veille au soir. Il est cinq heures du soir, et il faut que je fasse l’impossible pour être rentré avant la nuit, qui pourtant tombe déjà tôt à cette fin d’août. Vite je selle le second cheval du capitaine, une bonne bête qui marche, et, la musette bien garnie avec le bidon d’un côté, le revolver de l’autre, la carte d’état-major dans sa sacoche, le grand sabre brinqueballant sur les flancs de la bête, i*n route au grand trot. Les villages que je traverse d’abord sont pleins de troupes, nulle part les officiers ni les maires n’ont vu mon détachement fantôme ; à mesure que je poursuis ma