Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 24.djvu/225

Cette page a été validée par deux contributeurs.
221
LA QUESTION D’ALSACE-LORRAINE.

conditions inéluctables de la vie collective. Elle se rendait bien compte que la France, démocratique, pacifique, et d’ailleurs fort divisée, non point par peur, assurément, — nous l’avons bien prouvé depuis, — mais par humanité, par désir de ne point déchaîner une lutte qui, en ce qui concerne les Alsaciens, eût été véritablement fratricide, ne prendrait probablement jamais devant le monde l’initiative, la terrible responsabilité d’une guerre contre l’Allemagne. Puisque donc la raison du plus fort a parlé, et qu’il faut s’y soumettre, sinon pour toujours, au moins pour bien longtemps, pourquoi ne pas s’y soumettre, franchement, loyalement, sans mauvaise humeur inutile ? En récompense de sa soumission extérieure, de sa correction et de son loyalisme, l’Alsace ne cessera de revendiquer tout son droit, à savoir le respect absolu de ses traditions, de ses croyances, de ses souvenirs, de ses aspirations intimes, bref, de tout ce qui constitue sa personnalité morale et son âme même. Et ainsi, tout en résistant à la germanisation, tout en maintenant, sur le sol même de l’Empire, la survivance d’une race supérieure, la pérennité de l’idéal français, l’Alsace pourra vivre et poursuivre, dans le cadre, provisoire ou durable, que lui assure l’histoire, l’intégrité de ses destinées historiques.

Cette conception est haute et elle est habile : elle n’est pas plus généreuse, mais elle est peut-être plus sage et plus féconde que celle des « protestataires » invétérés, des « émigrés à l’intérieur » ou au dehors. Il semble bien, — et M. Barrès n’y a, sans doute, point été étranger, — qu’elle ait fait beaucoup d’adeptes en Alsace parmi ceux qui ont aujourd’hui entre vingt et quarante ans. Les uns, croyant, non sans quelque naïveté, à la paix éternelle et à la bonne volonté croissante de l’Allemagne laborieuse et pensante, rêvaient pour leur propre pays un rôle, une mission admirables : l’Alsace eût été destinée à opérer la réconciliation entre la France et l’Allemagne ; au lieu d’être un « fossé, » elle serait désormais un « pont » entre les deux peuples. Les autres, moins chimériques et plus sceptiques, et les plus nombreux, si je ne m’abuse, — le volontaire Paul Ehrmann me paraît de ceux-là, — n’ont pas beaucoup d’illusions sur ces Allemands qu’ils ont trop coudoyés pour ne pas avoir appris à les bien connaître ; ils ont d’ailleurs trop souvent senti, à les fréquenter, ce qu’il y a au fond d’irréductible entre les deux races, les deux âmes. Ils savent que lorsqu’un pays,