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LA QUESTION D’ALSACE-LORRAINE.

prononce doctoralement : « Même aujourd’hui, je crois pouvoir ajouter que, si nous avions la France à nous, elle serait rapidement un grand pays : nous saurions la mettre en valeur…, » il ne fait qu’exprimer tout naïvement la « pensée profonde » des pangermanistes, celle qui leur a dicté la déclaration de guerre[1]. M. Bazin a été, à sa manière, un « avertisseur. »

Et il a très bien montré aussi que, depuis l’annexion, il n’y a véritablement pour l’Alsace-Lorraine qu’une question qui compte et qui se pose : Est-on pour l’Allemagne victorieuse, ou pour la France vaincue ? est-on pour la fine et humaine « culture » française, ou pour la violente et lourde culture germanique ? Et cette question qui divise les familles entre elles, qui empêche les alliances les mieux assorties et les plus souhaitables, trouble les idylles les plus heureuses, — comme jadis les querelles des Capulets et des Montaigus, à Vérone, — est celle aussi qui, à l’intérieur d’une même famille, oppose parfois le mari a la femme, le père au fils, le frère à la sœur. Ce qu’il y a eu de meurtrier, d’inique et de moralement condamnable dans la brutale annexion de 1871, c’est que l’unité morale d’un pays qui, avant 1870, était complète, a été, pour de longues années, douloureusement compromise ; l’impitoyable vainqueur ne s’est pas contenté de prendre et d’exploiter la terre : il a violé les âmes, et, quarante années durant, il a continué à les violer, profitant des moindres faiblesses, imposant par la force ou par la ruse, par tous les moyens en son pouvoir, licites ou illicites, un idéal spirituel qui répugnait à leurs aspirations profondes. Et voilà le crime inexpiable auquel la justice immanente de l’histoire est en train de mettre un terme.

Cette question qui, depuis quarante ans, domine toute la vie de l’Alsace-Lorraine, — comme elle domine d’ailleurs non

  1. M. Clemenceau a publié récemment dans l’Homme enchaîné un bien curieux et intéressant document touchant le programme des pangermanistes. Ce document lui a été communiqué par un de ses amis d’Amérique, un diplomate. Dans les derniers jours du mois d’août, comme on demandait dans une réunion mondaine à l’ambassadeur allemand à Washington, le comte von Bernstorf, ce que l’Allemagne victorieuse réclamerait à la France, celui-ci, sans gêne aucune, se mit à articuler ce qu’il appela « les dix commandemens allemands : »

    1o « Toutes les colonies françaises, sans exception, même le Maroc complet et l’Algérie, et aussi la Tunisie ;

    2o « Tout le pays compris depuis Saint-Valéry, en ligne droite jusqu’à Lyon, soit plus d’un quart de la France : plus de 15 millions d’habitans ;

    3o « Une indemnité de 10 milliards ;

    4o « Un traité de commerce permettant aux marchandises allemandes d’entrer