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Saint-Hilaire, comme chef du Pouvoir exécutif de la République française. Le candidat, d’ailleurs, s’imposait par lui-même.

Je l’ai bien observé à ce moment, et depuis… Petit de taille, — il prétendait avoir celle de Bonaparte, — les cheveux d’un blanc d’argent, la face toute rasée et quelque peu sarcastique avec un menton très prononcé, l’œil vif et le nez fort, l’air souriant et fin, la lèvre mince et ironique, le geste vif et l’allure droite et ferme, il s’emparait de l’attention de tous dès qu’il montait à la tribune. Sa voix frêle devenait bientôt nette et tranchante, et pénétrait comme un trait dans l’auditoire. Son érudition était immense. Historien consommé, fin lettré, politique habile et expérimenté, il avait un choix de souvenirs et d’anecdotes peu banal et qui produisait le plus souvent un puissant effet. Ceux qui lui reprochaient des longueurs interminables, des digressions inutiles, des démonstrations oiseuses, n’étaient ni justes ni sincères. Je puis certifier que, dans le court laps de temps qui s’écoula du 12 février au 12 mars à Bordeaux, chaque séance où il parla offrit le plus vif intérêt. Tout ce qu’il disait était marqué au coin de la sagesse, de la précision, de la méthode, de la vérité et de l’éloquence. Il éclairait ce qu’il touchait d’une lumière intense ; il attirait, il séduisait, il convainquait les plus rebelles. Tous les sujets : finances, armée, commerce, industrie, politique, diplomatie, lui étaient familiers. Ses impatiences, ses fougues, ses colères mêmes le servaient. Il avait, — et qui l’en aurait blâmé ? — conscience de sa valeur, et chez un homme d’Etat qui a une tâche aussi lourde à remplir, c’est une force. Quelques-uns appelaient cela de l’orgueil. : C’était à vrai dire une satisfaction de soi-même, mais en même temps une fierté légitime.

M. Thiers avait dû s’entourer, au début de sa présidence, de ceux qu’on appelait alors « les ducs, » et, donnant au mot de Napoléon sur les grands seigneurs d’autrefois ralliés à son régime : « Il n’y a que ceux-là encore qui sachent servir, » une plus noble acception, il les avait envoyés dans les grandes ambassades : Broglie à Londres, Banneville à Vienne, Noailles à Pétersbourg, Vogué à Constantinople, Bouille à Madrid, Bourgoing à La Haye, Harcourt au Vatican, Gabriac, puis Gontaut-Biron, à Berlin. Il connaissait à fond l’échiquier politique. On avait cru le plaisanter en lui disant : « Qu’est-ce que vous ne savez pas ? » Et il avait fièrement répondu : « Ma foi, je n’en