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humaine. » Il réclame, en outre, l’éternité ; il blâme un artiste qui, tout simplement, serait de son temps et de son pays. Alors, Schiller vous montre des personnages qui sont des types d’humanité bien générale, des personnages grandioses et, si je ne me trompe, insignifians. Il avait peur de les caractériser et, ainsi, de les diminuer. Bref, son Moor le brigand, son terrible Philippe II, son fade Don Carlos, ce n’est plus rien. Si j’ai tort, tant pis : je ne regrette Schiller aucunement. Je me passerai de Herder : en vérité, je m’en passais déjà !… Sur la maison de ce philosophe, on a posé une plaque où je n’irai pas lire : « Ici vécut, travailla, mourut Herder. » Paisible existence ; mais le bonhomme avait un caractère détestable et ne dérageait pas. Jacque Vontade, qui trace de lui un très amusant portrait, assure, et Goethe l’a dit aussi, que cette mauvaise humeur venait à Herder de ses yeux : une perpétuelle ophtalmie, et des opérations, et des souffrances. H. refusait de l’avouer et se vengeait sur son prochain de sa douleur. Il taquinait tout le monde ; il taquinait Gœthe, lui empruntait de l’argent et, au moment de payer sa dette, raillait le prêteur, lui donnait des surnoms ridicules. Gœthe n’admettait point ces plaisanteries. Ah ! qu’ils se chamaillent entre eux !…

Mais enfin, voilà les grands hommes de la pensée allemande, réunis et commémorés à Weimar. Ne les disputons pas à l’Allemagne. Elle est fière d’eux ; et nous n’avons pas besoin d’eux.

Au surplus, si l’on y songe, la fierté de l’Allemagne, touchant ses Gœthe, Schiller et Herder, est honorable. Notons pourtant que ces grands hommes ne semblent pas avoir exercé une influence profonde sur la nation qui les glorifie et qui transforme leurs « maisons sacrées » en musées. On me dira que je badine et que ce n’est point à la guerre et dans une invasion de soldats que se manifeste l’énergie mentale de deux poètes et d’un philosophe. Pourquoi ? Les poètes et les philosophes ont un rôle magnifique, dans l’histoire : ils ne sont pas uniquement des inventeurs de rythmes et de systèmes ; ils ont à civiliser les nations. Eh bien ! nous ne voyons pas du tout que ses Gœthe, Schiller et Herder aient civilisé l’Allemagne : nous ne voyons pas qu’on ait civilisé les masses allemandes. Or, il faudrait avoir la vue encore plus défectueuse que ne l’eut jamais Herder pour ne distinguer point, dans cette guerre, dans la vaillance délibérée de nos troupes et dans la très lucide volonté de nos chefs, le clair génie de la France, tel qu’ont puissamment contribué à le former nos Corneille et nos Descartes. Ne devons-nous pas, en quelque mesure, à nos poètes et à nos philosophes cette discipline du