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Mais l’ami plus intime et toujours indulgent
Qui sait le mieux parler à ma mélancolie,
C’est ce portrait d’hier, un peu triste, où la vie,
Afin d’auréoler ta tête plus jolie,
Enroule à ton front pur ses premiers fils d’argent.

Celui-là, la lueur pieuse de ma lampe
Y sent flotter ton rêve et le berce en chantant,
Et je voudrais savoir, ô mère, en cet instant,
Quelle pensée exquise as-tu, me regardant,
Les yeux baignés de songe et le doigt sur la tempe ?

Parle-moi : l’ombre est lourde et je n’entends plus rien,
Rien que le bruit rythmé du sang dans mes artères :
N’est-ce pas le plus doux, le plus grand des mystères
Qu’on puisse être à la fois ensemble et solitaires,
Et que ce sang qui bat dans mon cœur soit le tien ?

Va ! loin de m’attrister, si le Temps nous ajoute
A mes yeux un peu d’ombre, à toi des cheveux blancs,
Je bénis le destin, dont les hasards troublans
Nous ont fait, chaque jour, les traits plus ressemblans
Et le regard pareil, jusqu’à l’âme sans doute…

Il n’est rien, femme, fleur ou chanson, d’éternel :
C’est en vain que j’ai bu, mère, leur griserie ;
La femme s’est reprise et la fleur s’est flétrie :
Tout ce qui n’est pas toi laisse l’âme amoindrie.
Un seul de tes baisers la grandit jusqu’au Ciel.


LA VIEILLE


Ployant l’échine sous sa charge de bois mort
Dans ses bras amaigris que l’âge parchemine
Là-bas, vers le couchant, dans un grand halo d’or
Sur la route une vieille à petits pas chemine.

Seule au centre de tout un monde qui s’endort
Sous l’immense baiser du ciel qui s’illumine,
Malgré la majesté de l’heure et du décor,
C’est son humble profil pourtant qui les domine.