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l’imposante troupe dont il se fait escorter pour reconnaître les vrais compagnons ; car voici comment s’y prend ce pèlerin trop roué pour dépister les curieux : il ne cite point les auteurs qu’il exploite, ou ne les cite que pour les contredire et prendre en face d’eux une attitude émancipée, ou encore il les note dans de longues listes de voyageurs et d’érudits, dont il a trouvé précisément les noms chez ceux-là mêmes qu’il dissimule avec des ruses de Siminole. Des centaines d’auteurs dont il nous a éblouis dans l’Itinéraire, il en reste, tout compte fait, une vingtaine, qui n’ont guère quitté sa table, tandis qu’il refaisait son voyage dans son cabinet, et qu’il a mis en coupe réglée seigneurialement. De ces livres, quelques-uns gardent encore un lambeau de réputation, quand ils s’appellent le Jeune Anacharsis de l’abbé Barthélémy, ou le Voyage pittoresque en Grèce de Choiseul-Gouffier, ou la Syrie de Volney. Mais les autres sont des livres sans gloire, pleins de faits, d’observations minutieuses, œuvres honnêtes de quelque voyageur anglais ou allemand, de quelque franciscain ou chanoine archéologue. Qu’ils se nomment Dapper, Doubdan, Chandler, Roger, Pouqueville, Bushing ou Shaw, ils avaient déjà peu de lecteurs au début du XIXe siècle, ils en ont moins encore aujourd’hui ; et ce serait Chateaubriand qui bénéficierait de leur obscurité, si la critique impitoyable ne lui imposait pas des restitutions.

Reconnaissons, d’ailleurs, qu’il met sa marque sur ce qu’il prend. ! Certaines pages, un peu ternes, de l’Itinéraire reprennent une valeur et un attrait, si l’on compare leurs grâces rapides aux masses compactes d’où elles ont pris leur élan. Plusieurs phrases impotentes sont condensées en une phrase alerte, ou majestueuse sans lourdeur ; les petits faits se groupent autour d’un centre, les images se répondent, l’eurythmie pénètre les détails, une épithète fade est supprimée, une épithète ajoutée dessine un contour ; quelques mots précis, des chiffres ou des mesures, parlent à l’imagination et enlèvent du vague à une perspective.) Parfois un auteur pâteux a une trouvaille imprévue ; elle était comme noyée dans son texte. Le maître la prend, la retouche et lui donne la célébrité. On se rappelle sa description du Jourdain : « Au milieu de la vallée, passe un fleuve décoloré ; il se traîne à regret vers le lac qui l’engloutit. » Qui croirait que la formule était déjà dans le chanoine Doubdan ? « Ce que j’ai trouvé digne d’admiration, dit-il, c’est de voir que ses eaux