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lui en offrir tous les soirs. Tempérament pacifique et froid, il aurait fallu un grand tapage pour l’émouvoir. « Quant à Julien, disait son maître, il n’était jamais étonné. Le monde avait passé sous ses yeux sans qu’il l’eût regardé ; il se croyait toujours rue Saint-Honoré.et me disait du plus grand sang-froid du monde, en menant son cheval au petit pas : Monsieur, est-ce qu’il n’y a pas de police dans ce pays-ci pour réprimer ces gens-là ? » Chateaubriand a fait son voyage dans un petit crépitement d’épopée. Quoi de surprenant si Julien ne l’a pas entendu !

La critique de M. Champion est donc un peu trop démocratique : il ne sait pas résister au plaisir de donner toujours raison au valet ; et parfois c’est le valet qui a tort, même sur des points de fait. Et puis, il ne suffit pas de voir peu et de voir de près pour voir vrai ; tout compte fait, les yeux de Chateaubriand savent mieux voir, et plus juste ; et il y a plus de vérité, même locale et particulière, dans le livre de Chateaubriand que dans les notes du valet.

Pourtant il reste précieux, ce bon Julien, et son manuscrit n’est point négligeable. Souvent les deux Itinéraires se contredisent, parce que l’histoire, quoi qu’on fasse, demeure une science conjecturale et qu’il est bon de prendre, par instans, des leçons de modestie ou de prudence. Au sortir de Jaffa, raconte Julien, nous sommes allés à Bethléem, puis à Jérusalem. Au sortir de Jaffa, raconte Chateaubriand, nous sommes allés à Jérusalem, puis à Bethléem. — Arrivés au port de Stampalie, dit Julien, « Monsieur n’a pas voulu descendre à terre ; nous ne sommes descendus que trois : le capitaine, un officier et moi. » « Nous mouillâmes sur la côte, dit Monsieur, je descendis à terre avec le capitaine. » — « Nous étions couverts d’armes, habillés à la française et très décidés à ne souffrir aucune insulte, » écrit encore Monsieur, en racontant leur retour du Jourdain. « Nous étions très mal vêtus, avoue Julien, car, avec nos robes d’Arabes par-dessus nos vêtemens français, nous aurions effrayé tous les honnêtes gens. « Qui des deux a dit vrai ? Il faut peut-être se résigner à ne le point savoir. Mais parfois le récit de Julien a toute chance d’être plus véridique. En quittant Pergame, raconte l’auteur de l’Itinéraire, « je fus saisi d’un accès de sommeil si violent qu’il me fut impossible de le vaincre et je tombai par-dessus la tête de mon cheval. J’aurais dû mo rompre le cou ; j’en fus quitte pour une légère contusion. » Il