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délire, » comme il l’écrit lui-même, ils achèvent en joie de vivre ses méditations sur les ruines.

À la fin de son Itinéraire, il a mis une coquetterie d’amateur à entasser savamment des « pièces justificatives » qu’on ne lit point et qu’on n’est point sûr qu’il ait lues. S’il avait voulu être vrai, il aurait annexé à l’Itinéraire son post-scriptum naturel, qui est le Dernier Abencerage. C’est là que le chevalier de Terre-Sainte s’est travesti en Maure galant et qu’il a risqué un premier aveu sur la conclusion amoureuse de sa croisade : « C’est en vain, dit-il, que Ben-Hamet ne veut s’occuper que de son pèlerinage… La fleur qu’il cherche maintenant, c’est la belle chrétienne. » Ne parlons donc plus de « pèlerinage » à Jérusalem. Si l’Itinéraire prétendait rester le journal d’un « pèlerin, » il faudrait le comparer à cette « pomme de Sodome, » que Chateaubriand, plus fortuné que tant de voyageurs, a su recueillir dans la plaine du Jourdain : « Agréable à l’œil, mais amère au goût et pleine de cendres. »

Heureusement, même à la première page de son Itinéraire, le vicomte de Chateaubriand se débarrasse vite de son bourdon : il n’oublie pas qu’il est artiste et qu’il veut placer ses Martyrs dans des paysages authentiques, qu’il est un lettré et qu’il veut « compléter le cercle de ses études » par un voyage en Orient. C’est moins édifiant, mais c’est plus digne de lui. Ne demandons point à ce pèlerin que l’amour attend, des émotions qu’il ne cherche pas : il veut donner une fête à ses yeux et un aliment à son intelligence. Mais ne métamorphosons pas prématurément en poète imaginatif cet humaniste érudit qui veut voir les choses de près. Il vante au contraire son bon sens vulgaire, son exactitude, son besoin de précision : « Je suis, dit-il plaisamment, de la race des Celtes et des tortues, race pédestre, et non du sang des Tartares et des oiseaux, races pourvues de chevaux et d’ailes. » Essayons de suivre la « tortue, » mais je crains un peu qu’elle nous échappe.


II

De la suivre pourtant semble tâche aisée. N’avons-nous pas l’Itinéraire, où « sa vie, à ce qu’il prétend, est exposée heure par heure ? » Mais l’expérience américaine nous a rendu méfians ; et nous voulons contrôler avant d’enregistrer. Nous le