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l’air, ce dernier progrès de l’esprit humain, a eu ce résultat d’ouvrir de nouveaux champs de bataille : on se bat sur la terre, au-dessus de la terre, sur les eaux et sous les eaux. Pour acteurs, les peuples. Pour sentimens, les plus larges et les plus profonds de tous : ces grandes passions collectives où s’absorbent et disparaissent toutes les différences d’opinions, toutes les divisions de partis, toutes les divergences et toutes les rivalités, fondues et réconciliées dans un même élan d’enthousiasme et d’abnégation.

Derrière les actions des hommes les anciens discernaient la volonté de l’implacable Némésis. La Fatalité régnait en maîtresse sur leur tragédie. La Fatalité s’appelle ici la Guerre, que de dangereux utopistes croyaient avoir mise en fuite par leurs déclamations, mais qui subsiste, aussi vieille que l’humanité, et rendue seulement plus meurtrière par l’avancement des sciences. Que de scènes déjà, que d’épisodes atroces ou sublimes ! Nous-mêmes, qui n’avons pas quitté Paris, le spectacle que nous avons eu sous les yeux était magnifique. Je me souviens parfaitement de ce qu’était la rue en 1870. Des bandes de braillards hurlaient : « A Berlin ! » des cantatrices sur la plate- forme des omnibus chantaient la Marseillaise ; des crieurs de journaux annonçaient des feuilles, nées la veille dans une folle exubérance de végétation parasite ; à chaque carrefour, sur chaque borne surgissait un orateur. Certes, la bravoure était partout; mais cette fièvre n’annonçait pas un peuple vigoureux, sain, qui sent sa force et qui est sûr de soi. Toute sorte de mauvais fermens le travaillaient. Aujourd’hui, quel contraste ! Partout la dignité, le calme. Pendant les jours qui ont précédé la déclaration de guerre, alors que d’heure en heure la face des choses semblait changer, ces énervantes alternatives n’ont pu triompher du sang-froid des Parisiens. A la minute où fut lancé le décret de mobilisation, dans tous les regards se peignit la même résolution. Pas de forfanterie, pas de bravade : le vrai courage. Sur les quais des gares, où nous avons accompagné nos fils jusqu’au train qui les emmenait vers leur devoir, un ordre parfait : les wagons s’ébranlaient et partaient dans le silence. Les rares propos qu’on échangeait, en quelques mots brefs, avaient tous le même sens : chacun ne voulait penser qu’à la patrie. Et c’était elle dont planait, sur ces scènes douloureuses et simplement héroïques, l’image sacrée.

Les quelques Parisiens qui, sur la foi des journaux du matin annonçant que les représentations continueraient, se sont présentés à la Comédie-Française, le mardi 4 août, ont trouvé le théâtre fermé, les affiches retournées dans les grillages, et des factionnaires devant les