Page:Revue des Deux Mondes - 1914 - tome 22.djvu/890

Cette page a été validée par deux contributeurs.
886
REVUE DES DEUX MONDES.

devenir négative au moindre accroc. C’est là, je crois, la principale raison de l’instabilité du commerce allemand. Car ce que j’ai entendu dire par mon fabricant de chaussures, combien d’autres Allemands me l’ont répété presque terme pour terme !

Il y a une dernière classe d’Allemands immigrés, ce sont les agens officieux de la germanisation, les colonisateurs pour le grand peuple. Des officiers retraités sans fortune, d’anciens fonctionnaires maigrement rentés, de vieux commerçans qui n’ont que médiocrement réussi, se retirent dans nos régions, achètent une maison et s’installent avec l’intention d’être les polarisateurs des idées germaniques.

Et ces gens ne viennent pas là de leur propre inspiration. Je suis convaincu que le gouvernement allemand agit ici comme en Pologne : il a une caisse noire sur laquelle il dote largement ces pionniers du germanisme. L’odyssée de ces pauvres diables est toujours la même. Ils débarquent au village l’air et le sourire vainqueurs ; ils achètent trois fois ce qu’elle vaut, — ce n’est pas eux qui payent, — une maison de bonne apparence ; puis ils s’établissent. Ils tentent quelques avances aux populations, déjà indisposées par leurs façons conquérantes ; elles les repoussent avec pertes. Les tentatives ultérieures n’ont pas plus de succès. Ils se rabattent sur leurs congénères ; il y en a deux ou trois dans la contrée ; mais ils sont d’extractions différentes et ne tardent pas à se goûter très peu réciproquement. C’est à peine s’ils se retrouvent de loin en loin dans une auberge du village pour une partie de cartes, à la fin de l’après-midi. Pendant un temps, ils avaient organisé des soirées de bière dans une salle spéciale, chez un hôtelier, et y avaient convié tout le ban et l’arrière-ban des purs Allemands ; mais l’hôtelier a été vite excédé de se coucher tard, de devenir le plastron des moqueries du pays et de perdre peu à peu sa clientèle indigène. Et il les a mis à la porte. Les soirées de bière avaient vécu.

Las bientôt du vide fait autour d’eux, nos valeureux pionniers sont pris de nostalgie. Ils ne sont plus possédés que d’une idée ; fuir ce désert d’hommes et regagner la chère Allemagne. Un jour, ils se décident à tout abandonner, la haute mission, la maison qu’ils revendent à vil prix. Ils bouclent leurs malles, chargent leurs meubles sur une voiture et vident définitivement les lieux.

Depuis une vingtaine d’années, nous avons eu cinq familles