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seule qui élève véritablement. Dans mon village, un général de brigade français est le fils d’un vigneron ; un lieutenant de cavalerie est le fils d’un garde-chasse ; un officier d’infanterie a épousé la fille d’un tanneur et est cousin de tout le village. Combien d’autres dans le même cas ! Les deux grandes familles du pays sont pleines de militaires et tout cela voisine l’été sur le pied de la plus charmante fraternité : la vanité du village en est flattée tout entière.

Le phénomène est presque identique dans les carrières civiles. Un inspecteur des forêts est apparenté à beaucoup de familles de l’endroit ; et un ancien président de tribunal cousine depuis la bourgeoisie la plus solidement établie jusqu’au marchand de bois, au ferblantier et au faiseur d’échalas.

Enfin, ce n’est qu’en France que les destinées exceptionnelles s’accomplissent. Émigré à l’intérieur en Allemagne, l’Alsacien-Lorrain piétine ou avance peu ; l’Allemagne n’est pas son terrain. En France, au contraire, son énergie retrempée dans le malheur et son esprit de solidarité le met dans les meilleures conditions. Le fils d’un maçon de mon microcosme a conquis une grosse fortune dans l’entreprise des travaux publics à Paris et au Portugal. Tel autre marche à l’aisance à Paris dans la vente et la confection de vieux meubles. Un troisième acquiert dans son art une certaine réputation à Nancy. Et nous sommes un petit pays. L’être un peu doué, vigoureux, en Alsace-Lorraine, va chercher fortune en France. Ce sont les intérêts ou l’habitude qui font rester les autres, la plus grande masse. Et plus on s’élève dans la hiérarchie sociale, moins ceux qui restent ont de propension pour le fonctionnarisme d’Alsace-Lorraine.

Il faut excepter, dans nos pays pieux, la carrière sacerdotale. Car en Alsace-Lorraine, nous sommes toujours sous le régime du Concordat de 1801, et les curés sont fonctionnaires. Un curé d’Alsace-Lorraine doit être salué chapeau bas par un Français : avec les pasteurs et les rabbins, appuyés au même idéal, ils sont l’âme de la résistance contre le spoliateur.

Leur situation est exceptionnelle. Dans un pays d’ordre moral comme l’Allemagne, ils jouissent d’une liberté qu’aucun autre citoyen ne connaît, et ils en usent pour marquer au gouvernement, à haute voix, ses erreurs et ses défaites.

Le clergé a connu un moment de flottement du temps du