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UN VILLAGE D’ALSACE-LORRAINE EN 1914.

la véritable direction à donner à ses sentimens. Mais la vieille haine reparaît dans les crises.

III

Dès que l’on arrive à la classe des petits propriétaires, commerçans et cultivateurs, la plus nombreuse dans nos pays aisés, il n’y a plus aucune réserve à faire : c’est de la chair vivante militante de France, gardée dans une qualité magnifique par la lutte même.

Ni les commerçans ni les cultivateurs n’ont souffert véritablement de la séparation. Si les commerçans n’ont pas connu l’essor remarquable de leurs confrères de Meurthe-et-Moselle par exemple, leurs affaires se soutiennent néanmoins. Mais cela ne les empêche nullement de garder comme un privilège précieux leurs sentimens français. Dans cette classe de la société, on ne lit et on ne sait que les nouvelles de France. L’enfant, au retour de l’école, s’y retrempe dans les idées et les choses françaises. Chez moi, c’est pays de langue française ; toute la jeunesse, dans les foyers, ne parle que le français.

Tout le jeu des ambitions, des petites vanités, ne s’exerce que dans le cadre des choses de France. D’ailleurs, en Allemagne, ces ambitions sont limitées par force ; les enfans de nos provinces ne peuvent arriver qu’à des postes subalternes, sans relief ; les situations importantes sont entourées d’une barrière infranchissable pour eux. Et puis, — constatation qui procède toujours du sentiment de supériorité alsacienne-lorraine, — les plus belles situations au delà du Rhin leur semblent sans attrait ; elles ne leur inspirent ni désir, ni envie, ni admiration.

Pour ce qui est de la France, c’est autre chose. Ils savent qu’avec de l’énergie et de la persévérance, on peut facilement y devenir officier, y conquérir dans les diverses branches des administrations des postes honorables. Ils savent que ceux qui se sont élevés ainsi dans la hiérarchie sociale sont considérés, et que leur origine modeste ne pèse pas sur eux. Les caractères et les situations de France leur font l’effet d’un Eldorado.

Il n’y a pas, ou presque pas de petits bourgeois ou paysans, qui n’aient quelque parent plus ou moins éloigné, occupant en France une situation qui le remplit d’orgueil : dans l’armée surtout, la première des carrières pour les populations de l’Est, la