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coll’ Ameno, sur l’Adriatique, à deux pas des Montfort ; et comme les Montfort et les Azzolini ne font qu’un, les deux jeunes gens étaient naturellement à portée de se connaître et de s’aimer.


Boncavento, 20 février.

M. de Bressieux a mené une vie assez orageuse, il a été mêlé à d’assez grands événemens pour que les péripéties de notre voyage ne puissent plus l’émouvoir. Une large balafre qui lui traverse tout le front relève sa physionomie expressive et martiale. Comme je lui demandais à quelle bataille il avait reçu ce coup, il m’a répondu : « C’est un stigmate et non une blessure honorable. » Il fut en effet le héros d’une aventure amoureuse dont l’issue tragique lui laisse des remords cuisans. Épris d’une femme mariée qu’il avait entraînée hors du droit chemin, il entretenait depuis deux ans des relations avec elle quand le scandale de cette liaison éclata. Le mari, les deux frères de cette personne le provoquèrent simultanément en duel. Il accepta leur triple cartel, blessa mortellement l’un d’eux, tua les deux autres, et resta lui-même pour mort sur le carreau.

Dix-huit mois de soins suffirent à peine pour rétablir ensuite sa santé détruite et pour guérir en lui une douleur morale plus cruelle encore. La femme, dont il avait ruiné a jamais l’existence, était enfermée dans un couvent et réduite à prendre le voile. Lui-même, enterré à la campagne et se maudissant pour tout le sang qu’il avait répandu, n’osait reparaître à Paris où tous les honnêtes gens, pensait-il, le luiraient comme un pestiféré.

Quelle ne fut pas sa surprise quand, revenu à son régiment, il se vit en butte de toutes parts aux prévenances les plus affables et aux sourires les plus empressés ! Le scandale dont il frémissait l’avait mis à la mode et lui préparait des succès qui lui faisaient horreur. Il aurait voulu disparaître dans un cloître ; l’affection de ses camarades le retint ; il prit devant eux l’engagement solennel de ne plus vivre que pour le devoir et de racheter les fautes de sa jeunesse, par les mérites de son âge mûr.

Ce serment est bien tenu, nous en sommes témoins, car il est impossible de déployer plus, de zèle, plus d’activité, plus d’adresse et plus de bonne grâce qu’il n’en a mis depuis deux