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quoi personne n’a pu le croire, chacun sachant qu’il est à Rome le porte-voix de M. de Metternich.

Le bon vieux M. Colonna voit le doigt de Dieu partout. Il nous a raconté des prophéties qui courent au sujet du Pape et, à force de dire des choses extravagantes, a fini par intéresser tout le monde à sa conversation. Selon lui, la fin du monde approche, nous en sommes à la sixième époque de l’Apocalypse, etc.

Le Prince, rentrant à ce moment, rapportait la nouvelle que le Saint-Père était mort ; il l’avait appris chez la belle Mlle O’Donnel, une Romaine mariée à un Anglais très riche, la plus coquette et la plus galante des femmes de la société. L’évêque Ruspoli et M. Colonna, tous deux fort émus, nous ont quittés précipitamment ; la Reine, aux champs, m’a fait rouvrir ses paquets de lettres prêtes et déjà cachetées ; elle était prise de scrupules et, sachant que cette correspondance serait lue à la poste, voulait y changer quelques expressions très vives auxquelles l’événement d’aujourd’hui pouvait prêter un sens compromettant. Moi-même, j’étais tellement troublée et reprise de pressentimens, qu’en me coiffant j’ai mis par maladresse le feu à mes cheveux ; je ne savais plus comment réparer cela, le temps me manquait pour m’habiller, si bien que la Reine et le Prince étaient déjà à table quand j’y suis arrivée confuse, mécontente et laide à faire peur.

La nouvelle de la mort du Pape effraie à bon droit tout le monde : le gouvernement d’abord, à cause de la dépense qu’entraîne toujours un conclave (l’élection de Léon XII, l’avant-dernier pape, n’est pas encore payée), puis les étrangers, les oisifs, les marchands fournisseurs, qui ne songent qu’au carnaval et craignent qu’il n’ait pas lieu. Ensuite viennent les peureux (dont je suis) ; les gens gagnés par l’Autriche, impatiens de la voir porter au cœur de l’Etat romain ces troupes dont Léon XII avait toujours refusé le concours ; les libéraux, à l’affût d’un changement de personnes, permettant d’obtenir une constitution ; les révolutionnaires trop prêts, hélas ! à justifier par des mouvemens inconsidérés cette intervention autrichienne suspendue sur Rome comme une épée de Damoclès, enfin le peuple, au plus bas de l’échelle, qui souffre et qui, comme partout, voit dans les troubles le remède à ses maux.