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s’étendissent plus loin encore, car, aux premières mauvaises nouvelles reçues de Sainte-Hélène, elle écrivit au prince-régent d’Angleterre en lui demandant la permission de passer dans cette île pour s’y dévouer à l’Empereur.

Elle mit Mathilde au monde en 1820 et Napoléon en 1822. L’année suivante, toute la famille vint s’établir à Rome, où Madame Mère désirait la voir ; l’autorisation nécessaire fut accordée après le congrès de Vérone ; l’empereur Alexandre l’avait demandée pour la Reine, dont il était cousin.

Ces détails m’ont été contés par la Reine elle-même au sortir de chez son mari. Pour prendre l’air, elle a voulu faire quelques tours au Pincio. Nous sommes allées de là à la villa Borghèse, autrefois propriété du roi Louis et maintenant de Madame Mère. Des chênes verts, des eaux jaillissantes, des ruines, des perspectives, toutes les beautés de l’art et de la nature, mises en lumière par le beau soleil italien, en font un séjour enchanteur. Mais Madame Mère ne veut plus y paraître et l’abandonne définitivement à ses enfans.

Il y aura demain neuf mois juste qu’ici même, en tombant, elle s’est brisé le col du fémur. À cause de ses quatre-vingt-quatre ans, les médecins n’ont pu tenter de réduire cette fracture. On lui applique la méthode Dupuytren en la tenant couchée tantôt dans son lit, tantôt sur une chaise longue, le membre rompu reposant sur un coussin. Pour ses sorties, on la porte dans un fauteuil au bas de l’escalier, de là sur une litière faite d’un sommier élastique ; sa voiture la promène au pas. Elle a ainsi la satisfaction d’entendre encore dire sur son passage par les gens de la rue : « la madre di Napoleone ! » mais ces promenades deviennent de plus en plus rares. Sa tristesse et son isolement font peine ; elle refuse de recevoir des étrangers et borne ses distractions aux visites de ses enfans ou des quelques voyageurs français qui songent encore à l’aller voir. Il faut lui lire tout ce qui s’imprime sur l’Empereur ; là-dessus, elle est insatiable ; et comme la Reine n’y suffit pas, elle compte sur moi pour la relayer dans cet emploi.

Il me semble que je mourrai de peur à la vue de cette vieille femme qui a tenu dans ses bras Napoléon enfant, qui l’a vu faible et petit, qui a engendré cette colossale puissance, et qui y survit !