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fait, Bayle, Voltaire, les Encyclopédistes ont ruiné pour de longues années dans l’âme de Maine de Biran les croyances religieuses que, selon toute vraisemblance, l’élève des Doctrinaires apportait intactes à Paris. Sur la question de l’existence de Dieu, sur celle de l’immortalité de l’âme, il s’en tient à un prudent agnosticisme : il serait heureux d’adopter une opinion qu’il désire vraie ; » mais, tant qu’elle ne lui est pas démontrée, « il restera dans le doute,  » état d’esprit qu’il juge fort légitime, « puisqu’il n’est pas volontaire. » La mort chrétienne de sa sœur l’amène, sur ces graves sujets, à d’assez curieuses réflexions : « Heureux, me disais-je, celui qui, dans la simplicité de son cœur, invoque avec confiance un Dieu de bonté. O philosophie, que tu es triste ! Eh ! si tu n’étais que mensongère ?… O religion, que tu es consolante ! Qu’il est infortuné, celui qui, livré à toute la faiblesse humaine, ne cherche pas son appui dans le ciel ! » Et nourri, comme il l’est, de Rousseau, il termine cette Méditation sur la mort par une longue invocation à « l’Auteur de la nature » qui n’est, à la bien prendre, qu’un écho sans originalité de l’ « admirable » Profession de foi du Vicaire savoyard. — D’assez vagues aspirations à un déisme sentimental, traversées de sincères et même profonds élans d’inquiétude morale, voilà quel est, en 1794, l’état d’âme de Maine de Biran ; c’est de là qu’il est parti pour commencer une évolution dont nous aurons à caractériser les étapes.

Il terminait alors par ces lignes un Discours sur l’homme :


Que cette ignorance sur ce que nous sommes, sur ce que nous devons être serait accablante, si nous ne réfléchissions pas que nous sommes sous la providence d’un Dieu bon, auteur de notre être, dont nous remplissons les vues, qui ne peuvent tendre au malheur de ses créatures… Cette confiance doit nous animer, nous soutenir, nous porter à la vertu, à l’amour de nos semblables. Je sens que, sans cette confiance, la vie serait bien misérable.


Et la vie ne doit pas être misérable. Dès ces premières années de méditation solitaire, dès les premières pages du Journal intime, le problème qui préoccupe et qui hante Maine de Biran, c’est le problème du bonheur. Et la solution qu’il en propose est celle que lui suggèrent les leçons de ses maîtres d’alors, les Locke, les Condillac, les Rousseau. « Plaisir et douleur, écrit-il, sont les seuls motifs qui déterminent une âme