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le despotisme du sabre, abandonnant la France pour ne pas manquer à son serment envers la République une et indivisible. Mais la vraie brouille entre eux date de 1803, et la cause n’en est pas d’ordre politique.

Lucien s’était marié, en 1795 à Christine Boyer, femme simple, honnête, modeste, d’une famille obscure de Marseille. : Sous le rapport de la fortune et de la position, ce mariage n’avait pas satisfait Madame Mère, mais elle avait cédé au choix de son fils. Madame Lucien a toujours été bien vue par toute la famille. Elle est morte jeune, laissant deux filles qui ont été élevées sous les yeux de Madame Mère. Charlotte, l’aînée, a épousé le prince Gabrielli, de Rome. La cadette, Christine, fut mariée en premières noces au comte Arved Posse, gentilhomme Suédois, brutal et fou. Le roi Bernadotte fit casser ce mariage, qui n’avait peut-être jamais été consommé. Christine Bonaparte a épousé depuis lord Dudley Stuart qui tient (de loin peut-être) à la famille des anciens rois d’Angleterre.

Devenu veuf, Lucien s’est épris de Mme Jouberthon, femme d’un fournisseur des vivres, qui s’était enrichi pendant les guerres de la République. ; Elle était célèbre par sa beauté et son esprit, elle faisait des vers et ses saillies mordantes circulaient dans Paris. Un fils naquit de cette liaison. Lorsque l’Empereur l’apprit, il jeta feu.et flammes, fit appeler son frère et le traita sévèrement : « Je n’ai pas rétabli en France l’ordre, la religion, la morale, pour souffrir de pareils scandales dans ma famille ! Ne vous avisez pas de faire divorcer cette femme pour l’épouser. Jamais ma Mère et moi nous ne ratifierons une pareille union, et, en la contractant, vous cesseriez d’être de ma famille. » Lucien passa outre, et partit pour l’Italie. Il alla demander l’appui du Pape que le Saint-Père lui accorda, par esprit de rancune contre l’Empereur.

Joseph n’ayant que deux filles, ces circonstances déterminèrent le sénatus-consulte de 1806, énonçant qu’à défaut de Joseph Bonaparte et de ses descendans mâles, la dignité impériale serait dévolue à Louis Bonaparte et à ses enfans.

L’année suivante, l’Empereur prit l’initiative d’une tentative de réconciliation, dont le gage devait être le mariage de la fille aînée de Lucien, Charlotte, avec le prince des Asturies, devenu depuis Ferdinand VII. Cette jeune fille fut conduite alors aux Tuileries, où elle parut mal élevée et où elle ne resta que