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y a comme un frisson dans l’air… Divine délicatesse de cet art auquel suffisent de très petites inventions pour éveiller tout un sentiment et, avec lui, ses résonances ! On dirait qu’une feuille a touché une eau tranquille ; et des ondes silencieuses vont, en s’agrandissant, très loin, jusqu’aux rives qu’on ne voit pas.

La comédie, extrêmement gaie, se termine en terrible drame. Rosette meurt. Le doux amour est cruel. Les jolies flèches de son carquois ne sont pas un vain ornement ; elles sont des armes de mort. Ce théâtre est un rêve pensif.

Petite anecdote, On ne saurait penser à tout, aboutit à nier que la logique soit la maîtresse et la gouvernante des aventures humaines, que l’initiative des hommes règle leurs destinées. D’ailleurs, elle ne nous conduit pas à un mysticisme de la fatalité : elle nous invite à reconnaître que nous sommes, en ce bas monde, menés par le hasard. Le baron, très ponctuel, a pensé à tout, si ce n’est au hasard, comme il le devait. Mais, s’il avait pensé au hasard, qu’aurait-il fait ? Avec le hasard, il n’y a rien à deviner, rien à prévoir. Si le baron avait pensé au hasard, qu’aurait-il fait ? — Il n’aurait rien fait.

Et c’est, en général, ce que font les personnages de Musset ; parmi eux, les plus sympathiques. Ils ne font rien ; ou, si par mégarde ils font quelque chose, l’auteur ne manque pas de nous montrer qu’ils ont tort. C’est pour cela qu’il n’y a pas beaucoup d’action dans ses comédies. Ce que les auteurs dramatiques nomment action, Musset le remplace, exprès, par le remuement, l’inutile agitation. Il montre l’humanité qui s’agite inutilement et qui, avec tout cela, ne dérange pas le hasard. Les sages, dans son théâtre, drôles de sages, ne s’attendent à rien ; et ils n’essayent pas de combiner les élémens de l’avenir. Ce sont, comme dit Fantasio, des gens qui n’ont pas de métier. Leur qualité, c’est l’insouciance : ils sont gentiment soumis à leur maître le hasard.

Singulière philosophie ! Pour l’entendre, il faut, — comme toutes les autres, — la rattacher aux circonstances qui l’ont vue naître. Les systèmes ne sont pas les créations pures de l’esprit déductif. Si Musset et nombre de ses contemporains ont eu cette foi décevante dans le hasard, c’est que l’époque le voulait. Cette génération des jeunes hommes de 1830 avait vu s’écrouler l’Empire ; elle avait vu la plus forte combinaison politique, militaire et administrative tomber en décombres ; elle avait vu l’homme qui a le plus magnifiquement installé sur des bases solides sa volonté s’anéantir dans un désastre que n’augurait personne ; elle avait vu la splendide organisation défaillir, et pourquoi ? pour cent mille raisons que, la veille, on n’eût pas démêlées