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la privation constante à laquelle un hasard inexplicable me condamnait. Si nos penchans ont, comme notre figure, une analogie plus ou moins apparente avec les instincts et les physionomies des animaux, il y avait en moi quelque chose de la nature canine, et, pour qui la connaît, cette croyance est une grande prétention.

« Je sentais en moi toutes les conditions d’un attachement vrai. Je comprenais, par suite de ma solitude au milieu du monde, et les félicités de la constance, et le bonheur qui change un sacrifice en plaisir. Malheureux, rebutés, nous sommes peut-être tous ainsi. Mais je me croyais capable de soumettre ce moi, qui revient sans cesse et sous tant de formes dans nos actions et dans nos pensées, à la créature aimée, et [de] la mettre la première dans mes actions et dans mes pensées. J’ai bien souvent idéalement vécu par un sentiment imaginaire, que je supposais arrivé à ce degré de certitude où les émotions pénètrent si bien deux êtres que le bonheur a passé dans la vie, dans le regard, dans la respiration, et ne cause plus aucun choc, tant il s’est uni au principe de notre vie.

« Alors, cet amour est dans notre vie comme le sentiment religieux dans notre âme ; il l’anime et la soutient toujours. Les gens assez fous pour convertir en croyances ces fatales idées ! et pour en chercher ici-bas la réalisation, deviennent presque, toujours victimes de ces belles religions humaines. Une puissance jalouse jette ces cœurs à battemens égaux à de si grandes, distances qu’ils ne peuvent se rejoindre, ou se connaissent trop tard, ou sont trop tôt séparés par la mort. Cette fatalité doit avoir un sens ; mais je ne l’ai jamais cherché. Je souffre trop de ma blessure pour l’étudier. Peut-être le bonheur est-il un monstre infécond qui ne perpétuerait pas notre espèce !

« Enfin, je n’ai point eu d’amis. Il y avait sans doute en moi quelque chose qui s’opposait au doux phénomène de l’union des âmes. Quelques personnes m’ont recherché ; mais rien ne les ramenait près de moi, quoique j’allasse vers elles.

« Cependant, pour beaucoup d’entre elles, j’ai fait taire ce que le monde nomme la supériorité. Je marchais de leur pas, j’épousais leurs idées, je riais de leur rire, j’excusais leur caractère, j’allais jusqu’à justifier leurs vices, — prétendant que les hommes ne s’accrochaient que par leurs défauts et que le mal servait à faire passer le bien, — et comme c’était