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jolie servante, et comme c’est fêle au village il exécute sur la grande place, aux sons de l’orchestre populaire, des pas rythmés qui sont d’un artiste en chorégraphie, mais qui augmentent le nombre de ses ennemis. Les gendarmes, mandés en hâte, interviennent et portent sur ranimai-homme une main sacrilège ; mais, d’un bond agile par-dessus leurs têtes, il leur échappe et, narquois, gagne au trot une éminence voisine. Exaspérés, les gendarmes l’y poursuivent, pressés de jeter dans les chaînes le Centaure, image de liberté et de beauté, qui offusque leur vue ; mais le Centaure les prévient encore en s’élançant, pour y périr, dans le gouffre ouvert devant ses pas.

Quel que soit son culte pour les mythes de la Grèce et de la Rome antiques, Paul Heyse n’est pas pour cela un ennemi des religions modernes. Il aime trop l’Italie pour ne pas aimer le catholicisme, pour ne point rendre hommage à ce qu’il contient de vérité éternelle et divine, à ce qu’il enferme d’art et d’humanité. Le catholicisme donne à ses figures de femmes une grâce de plus. Mais s’il aime le troupeau et son bercail, Paul Heyse n’aime pas beaucoup les bergers et leurs façons. Un frate impose-t-il à une jeune femme, amoureuse et belle, le sacrifice de son amour {Madame la marquise, 1876), il attribue, sans doute à tort, une si dure pénitence à la jalousie : le frate n’interdit à autrui l’accès du paradis d’amour que parce qu’il ne saurait y pénétrer lui-même.

Paul Heyse, qui n’a pas plus le sens de l’au-delà que de l’infini, établit, entre la piété et la superstition, une confusion regrettable ; mais ses écrits, quoi qu’on ait dit, n’attaquent pas la morale chrétienne. Paul Heyse doit peut-être au milieu protestant où il a été élevé son respect, son culte de la conscience individuelle. Elle est l’arbitre souverain du Bien et du Mal. Dans les conflits où la destinée les jette, ses héros n’écoutent guère que cette voix. Elle est la plus haute instance où ils recourent dans les cas graves. Elle les trompe parfois, mais les erreurs qu’elle inspire ne sont jamais sans noblesse.

La morale de Paul Heyse condamne sévèrement l’adultère. En quoi cet auteur allemand continue de s’éloigner de ces auteurs latins qu’il affectionne. Les conteurs italiens, provençaux, français, ne voient guère dans l’infidélité conjugale qu’un accident. Ils refusent de la prendre au tragique et ne la prennent même pas toujours au sérieux.