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éclatant, où l’image jaillit sans effort, où la souple versification se prête aisément aux nécessités de la scène. Et remettons-nous docilement en face de ce magnifique « document humain » qu’est le drame shakspearien.

Entre une tragédie d’Euripide, une tragédie de Racine, un drame de Shakspeare, qu’il y ait toute sorte de différences cela va sans dire. Mais le procédé essentiel est le même. Il consiste à prendre un sujet situé dans le lointain des temps et à y transporter tout le trésor d’idées dont s’est enrichie la conscience durant les siècles. Le poète choisit ses personnages dans une société barbare et projette dans l’obscurité de leur âme la lumière d’une psychologie raffinée. Du point de vue de l’histoire, il est évident que la méthode est des plus scabreuses. La « couleur locale » laisse furieusement à désirer. A l’époque des sacrifices humains, où nous reporte la sombre tuerie des Atrides, Iphigénie n’a sûrement rien soupçonné des paroles touchantes que devaient lui prêter Euripide et Racine. Auprès de ce que durent être les mœurs du xi’ siècle, le tableau que Shakspeare en trace dans Macbeth est certainement d’une douceur idyllique. De là ce reproche d’anachronisme qu’on adresse à notre tragédie classique et qui ne retomberait pas moins justement sur le drame shakspearien ; comme si un poète tragique devait faire œuvre d’historien et non de poète ! Les héros de Racine sont des petits-maîtres de la cour de Louis XIV, disait Saint-Évremond. Mais il se trompait. Et les personnages de Shakspeare ne sont pas davantage des gentilshommes du temps d’Elisabeth. En plaçant ses héros dans le cadre d’un passé très ancien, le poète échappe à l’obsession du présent. Aux êtres humains qu’il met en scène il ne donne que les traits caractéristiques de l’humaine condition. Des détails particuliers il dégage ce qui est général ; sous les apparences fugitives il retrouve ce qui est permanent. C’est un fait d’expérience qu’en superposant plusieurs images, on obtient un dessin très simplifié et réduit aux grandes lignes. Ainsi en est-il pour ces pièces qui superposent l’une à l’autre plusieurs civilisations et d’où surgit le type humain dans sa simplicité idéale.

Entre autres méjites éminens, elles offrent celui-ci que l’action y est de toutes parts enveloppée de merveilleux. Or dans l’étude de l’âme on se heurte nécessairement et très vite au mystère. Une psychologie qui se bornerait à enregistrer ce qui tombe sous l’observation et se refuserait à tenir compte de ce qui échappe à l’analyse, serait singulièrement courte. Ce fut celle u XVIIIe siècle. Celle d’aujourd’hui,