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haineuses que la mort avait désarmées. En effet, les Considérations sur la Révolution française, dont la rédaction occupa les dernières années de sa vie et qui ne parurent qu’après sa mort ne devaient être, dans sa pensée, et quand elle se mit à l’œuvre, consacrées qu’à raconter la vie publique de M. Necker. La notice qu’elle écrivit en 1804 ne parle au contraire que de l’homme privé. Elle s’était installée dans le cabinet de M. Necker d’où l’on voyait le petit bois qui abritait son tombeau ; elle vivait au milieu des objets dont il avait coutume de se servir. Cette vue et ces souvenirs entretenaient sa douleur. Ce cabinet lui rappelait en particulier une des dernières conversations qu’elle avait eues avec son père, avant son départ, par un soir d’automne.

Après nous être longtemps entretenus intimement, dit-elle, je lui demandai à lui-même, à lui qui semblait devoir me préserver de tout, même de sa perte, ce que je deviendrais, s’il me fallait jamais la supporter. — « Mon enfant, dit-il alors d’une voix brisée par l’émotion, Dieu mesure le vent aux brebis tondues. » — Ah ! l’orage ne m’a pas épargnée, et c’est quand ma patrie m’était ôtée qu’une autre, patrie, la maison paternelle, n’est plus pour moi qu’un tombeau… J’existe cependant, privée de ces soins qui s’étendaient à tout ; j’existe, privée de cette sollicitude continuelle sur ma vie, sur mon bonheur, qui me rendait un objet intéressant à mes propres yeux. La douleur ne produit rien que la douleur ; les jours ne s’arrêtent point en chemin, et la vie, toujours plus dépouillée, revient, telle qu’elle est, à chaque réveil[1].

Bien que le ton un peu trop constant de l’admiration et de l’enthousiasme puisse inspirer parfois un léger sentiment de contradiction, cependant il est difficile de lire sans émotion certains passages de cette notice, celui de tous les écrits de Mme de Staël où elle se peint le mieux, dit Mme Necker de Saussure, avec toute l’impétuosité de ses sentimens et sa puissance de souffrir. Sa douleur ne trouvait de consolation que dans la pensée de l’immortalité, mais c’était encore à M. Necker qu’elle demandait cette consolation. Elle en puisait l’espérance dans le Cours de morale religieuse et, après en avoir relu certaines pages, elle s’écriait :

Quelle émotion, hélas ! la lecture des discours sur la mort et l’immortalité ne fait-elle pas éprouver ! Celui qui n’est plus parlant si vivement de la mort, regrettant à l’avance le printemps, la nature et toute la beauté de la

  1. Œuvres complètes de Mme de Staël. Édition de 1821. T. XVII, p. 108 et passim.