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d’alarmes sur toi, sur la douleur que tu aurais de ton absence, et cette absence a fait son bonheur. Je te le jure par ta douleur, ton père a joui plus de tes succès à Weimar et à Berlin qu’il n’aurait joui de ta vue. Tant qu’il a été bien portant ou seulement incommodé, tes lettres, tes détails faisaient un aliment à sa vie. Crois-moi, je l’ai si bien connu cet hiver ; il était si bon, si confiant pour moi ! Jamais je ne lui ai surpris d’autre mouvement que celui de la joie de ton voyage et jamais un regret sur ton absence. Nous causions de toi trois ou quatre fois par semaine, de dix heures à minuit, et tout était doux dans ses réflexions, dans ses observations : Son sentiment pour toi était de l’amour sans personnalité ; il ne mettait d’égoïsme qu’à tes succès, et ton voyage lui a donné une gloire nouvelle.

Pleure-le, cet ami parfait ; pleurons, mon ange ; mes larmes mouillent ce papier, elles sont amères, oh ! bien amères. Depuis l’âge de treize ans j’ai vécu sous son toit paternel, et j’ai recueilli son dernier soupir. J’étais dans sa chambre, et tout a été céleste et sans douleur pour l’ange qui est retourné dans sa Patrie.

Du ciel il veille sur toi, sur tes enfans qu’il a bénis en les nommant : conserve-toi pour sa mémoire, et par obéissance pour sa volonté sacrée. Conserve-toi pour tant d’objets qui tiennent profondément à toi, mon ange et pour moi aussi.

Dans ce milieu de Weimar où Mme de Staël avait laissé des amitiés fidèles, elle rencontra la sympathie à laquelle son malheur lui donnait droit. La veille du jour où elle se remit en route, elle adressait à la duchesse Louise ses remerciemens et ses adieux :

1er  mai.

Madame, je quitte Weimar où mon bonheur a fini. Je conserve pour vous la plus tendre, la plus respectueuse reconnaissance. Si je reviens à la vie, je reviendrai vous voir ; mais chaque jour creusera plus avant la douleur dont je dois mourir, je ne sais à quelle époque. Plaignez-moi dans votre palais, dans cette noble solitude où vous savez vous guider vous-même. Pensez quelquefois à un cœur déchiré où reste votre souvenir. Si Votre Altesse écrit au Duc, qu’il y ait un adieu de moi, un remerciement à la princesse Caroline. J’ai regretté de ne pas la voir, mais faut-il apprendre à sa jeunesse comment la destinée peut s’écrouler en une fatale seconde[1] ?

À la même date, elle écrivait à Sophie de Schardt, la belle-sœur de Charlotte de Stein, qui lui avait témoigné beaucoup de sympathie et avec qui elle devait rester en correspondance :

Adieu, my dear Madam, je ne puis m’empêcher de prendre congé de vous. Il y a dans votre voix, dans votre accent, quelque chose qui sonnait

  1. Coppet et Weimar, p. 58.