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« Oui, je n’avais qu’à lui écrire une ligne pour la faire revenir en courant. Je la connais. Quelle ne se reproche rien, qu’elle n’ait pas de remords, je le dis pour ses amis et non pas pour elle ; » et alors, ouvrant son manteau, posant une main avec force sur son cœur et levant l’autre au ciel il dit : « C’est là, c’est le cœur d’un père qui la juge et la justifie ; c’est le cœur d’un père qui doit juger sa fille, je ne lui ai que des obligations, » et son air est élevé et noble ; il parle sans s’arrêter, avec le ton de l’inspiration, et mêle des pensées et des mots sensibles à des phrases incohérentes, passant d’un sujet à un autre ; on dirait que le délire va et vient. Il parle de son frère, il l’appelle : « Mon pauvre, mon pauvre frère, » comme s’il le plaignait tendrement. « Il vaut mieux que moi, mon bon frère, mon pauvre frère. » Puis « je serai dans un meilleur monde, j’ai couru bien des dangers dans celui-ci. » Il continue à parler avec véhémence et sans discontinuer.


10 heures et demie.

Il est calme, sommeille et parle bas et est recouché.


Midi.

Il a vu son frère, il lui a parlé tendrement, il a dit à Mme de Germany : « Baisez-moi au front, » mais il articule difficilement dans ce moment. Il dit à M. de Germany : « Ils se sont conduits comme des anges, avec beaucoup de courage. » On croit qu’il veut parler de ses gens.


1 h. et demie.

Une longue consultation composée de MM. Butini, Odier, Vieusseux et Coindet ; il reconnaît tout le monde, mais le délire ne cesse pas. Il parle à M. Butini de sa maladie et au milieu de phrases entrecoupées il dit : « Assurez-moi six jours, six jours. » M. Jurine[1] répond : « Je vous assure six mois, six ans. — Non, non, je ne veux que six jours seulement. » Il a proposé de lui-même de lui mettre un vésicatoire derrière le dos. Il a désiré marquer son contentement à ses gens dont il a été servi à ravir ; il a dit à ces messieurs : « Je suis très content, bien content de mes domestiques, vous m’entendez bien ; vous me comprenez. »

Depuis dix à onze heures, il a été plus calme ; il n’y a plus de hoquet ; il sommeille et les mots qui lui échappent montrent qu’il n’est occupé que d’idées douces et de sentimens bienveillans et tendres. Il dit à ceux qui l’entourent : « Je vous aime, je vous aime tous. »


3 heures.

Il a dit à Mlle Geoffroy : « Il faut dire au Premier Consul que ma fille n’a pas de part à mon ouvrage ; s’il m’avait parlé ! » Puis il s’est fait soutenir par ses gens, a fait une longue prière à voix inintelligible, les mains et les yeux levés ; on n’entendait que des mots entrecoupés prononcés avec ferveur ; il a béni ses enfans en les nommant par leur nom.

  1. Jurine était un chirurgien.