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une lettre de moi fit cesser tes inquiétudes. Cette lettre m’a trop ému ; je la reprendrai incessamment.

Tu es peut-être à l’heure qu’il est bien près de Berlin et je détourne de toi et de moi toute idée triste. Il me semble que c’est un moyen de te faire mieux jouir de ta nouvelle position, et j’espère que tout ira bien. Ah ! comme je le désire !

Ma santé va de mieux en mieux ; je n’ai plus trace de rhume et mes nuits se rapprochent de l’état naturel. Ce serait bien le moment de te gronder un peu sur tes alarmes exagérées, mais je ne veux rien faire de tout cela par écrit. Dis mille choses tendres pour moi au bon Auguste. Ce que tu me dis de sa petite sœur prise comme un augure est charmant.


Mars, sans date.

On vient de m’apporter ton portrait, je l’ai bien regardé et je le regarderai[1]. Mme Rilliet crie : Parfait, parfait, pour la ressemblance, et moi je trouve qu’on me l’a un peu gâté et qu’on a substitué, je ne sais comment, une teinte mélancolique à l’air animé qu’il avait.

Je crois bien en effet, pauvre petite, que tu aurais eu trop à faire si l’on t’avait eue à sa disposition pendant le carnaval. Ces grands plaisirs d’ailleurs ont leur monotonie comme les autres. Enfin le début est si beau que j’ai peur des rabais si communs dans la vie, mais c’est trop tôt que ce retour à la tristesse dont ton post-scriptum, en revenant du bal, donne le soupçon. Combien de choses nouvelles seront entrées dans ta tête pendant ce voyage d’Allemagne ! Je regrette bien d’avoir si peu voyagé.

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On ne se contient pas à Genève sur le procès et le jugement du duc d’Enghien. On ne sait pas encore dans ce moment si la sentence a été exécutée. On doit être bien scandalisé en Europe des instructions données par le gouvernement d’Angleterre à son ministre à Munich[2]. On se demande aussi comment tous ces écrits ont passé entre les mains du gouvernement de France et l’on croit qu’aujourd’hui comme autrefois il y a en Allemagne des directeurs de poste gagnés. Le duc d’Enghien efface dans ce moment tous les autres intérêts. M. Nat ( ?), dans son ardeur, voulait, je ne sais pourquoi, t’écrire sur ce sujet ; je l’en ai empêché en lui disant positivement que tu ne te mêlais plus de politique.

Adieu, ma chère Minette. Redouble de circonspection de tous les genres avec les grands personnages qui feront ta société. Il n’y a point avec eux de (mot illisible) sans bruit. Adieu.

  1. En plus du portrait classique de Gérard, qui a été fait après la mort de Mme de Staël, il y a à Coppet quatre portraits à l’huile de Mme de Staël : un portrait du peintre genevois Massot où elle semble avoir de vingt-cinq à trente ans, un petit portrait de Mlle Gérard où elle est représentée avec sa fille Albertine, une réduction de la main même de Mme Lebrun du grand portrait qui est au musée de Genève, enfin un grand portrait en pied d’un peintre inconnu. C’est probablement de celui-là que parlent M. Necker dans cette lettre et Mme de Staël dans une lettre précédente où elle dit n’avoir promis pour ce portrait que 250 francs.
  2. Allusion à l’affaire du ministre anglais Drake. Voir l’article précédent.