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Lorsque la marche de Mac Mahon vers Bazaine fut connue, Thiers en fit l’objet des reproches les plus véhémens et des pronostics les plus lugubres. « Les Prussiens, disait-il, ont eu le temps d’envelopper l’armée de Metz ; entre cette armée et Paris, il y a un mur d’airain formé de plus de 300 000 hommes impossible à percer. Le seul résultat qu’on obtiendra, c’est de perdre inutilement nos dernières forces organisées. Vous avez un maréchal bloqué, vous en aurez deux. » Chabaud-Latour et surtout Trochu appuyaient ces prophéties de malheur trop fondées. Le maréchal Vaillant défendait Palikao comme il avait défendu Le Bœuf. Les raisons stratégiques sérieuses lui manquant, il en était réduit à l’argument sentimental de la Cour : Bazaine devait être secouru à tout prix ; en essayant de le dégager, on obéissait à un devoir étroit, à un sentiment patriotique. Et c’était tout ce qu’il trouvait à répondre à Trochu, qui, dès le premier instant et quand tout pouvait encore être sauvé, avait vu et signalé les conséquences inévitables de la funeste décision.

Le 3 septembre, au Comité, on se chamaillait plus que de coutume, quand Jérôme David qui, sans oser le dire, partageait maintenant l’opinion de Thiers sur la stratégie qui nous menait à Sedan, lui saisit la main et lui dit à l’oreille : « Monsieur Thiers, n’insistez pas ; je vous parlerai tout à l’heure. » Thiers s’arrêta aussitôt. La discussion tomba. Dès qu’ils furent dehors, Jérôme David, entraînant Thiers, lui dit : « L’Empereur est prisonnier ; Mac Mahon est blessé mortellement ! »

Quelques heures plus tard, mon ami Henry Darcy, homme éminent par le caractère autant que par l’intelligence, descendait le faubourg Saint-Honoré, après avoir lu au ministère de l’Intérieur, au milieu d’un grand concours de curieux, la dépêche officielle affichée qui annonçait notre affreux désastre. Il croise trois des leaders de la Gauche, deux d’âge mûr, un moins ancien dans la carrière. À ce moment, un jeune homme chevelu, arrivant lui aussi du ministère, accoste ces messieurs et leur dit la nouvelle. Les deux aines baissent les yeux sur le trottoir avec un sourire discret, le plus jeune fait un saut en l’air et chante : Cocorico !

Et, d’Angleterre, Edgar Quinet écrivait : « Nous rentrons en France au bruit joyeux du canon de Sedan qui nous annonce la délivrance ! »


EMILE OLLIVIER.