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pu lui répondre : — Madame, vous déclarez sans cesse « qu’une de vos plus grandes préoccupations est d’éviter à tout prix une collision sanglante à l’intérieur, que l’idée d’une guerre civile, pendant que nos armées versent le sang français, vous est un sujet d’horreur[1], » et vous avez démontré la sincérité de vos sentimens en graciant Eudes et Brideaux, les assassins des pompiers de la Villette. Comment voulez-vous que je défende les Tuileries contre une émeute, sans répandre du sang et sans vous devenir un sujet d’horreur[2] ? » Mais qui a la force de jouer avec les inconséquences d’une malheureuse femme, en d’aussi effroyables conjonctures ? Trochu, se laissant émouvoir, se montra bon prince, et mettant dans ses paroles une conviction passionnée, il répondit qu’il se ferait tuer pour défendre le Corps législatif, les Tuileries et l’Impératrice. Et, pour rassurer pleinement les inquiétudes de l’infortunée souveraine, il ajouta d’un ton dramatique : « Souvenez-vous que je suis Breton, catholique et soldat[3]. »


IV

Aux Tuileries, la bataille de Borny avait arrêté un jour le découragement ; la bataille de Rezonville l’avait ramené. C’avait été alors la désespérance morne, implacable, sans lueur. L’Impératrice, toujours imposante d’attitude et imperturbable de courage, assistait dans une atonie stoïque à l’effondrement de

  1. Déposition de Pietri dans l’Enquête parlementaire sur le 4 septembre.
  2. Récit de Dugué de la Fauconnerie : « Quoiqu’il fut alors plus de minuit, la Régente, qui venait de présider le Conseil des ministres, voulut bien me recevoir. Mon discours ne fut pas long. « Madame, dis-je à l’Impératrice, deux jeunes gens, presque des enfans, viennent d’être condamnés à mort par le conseil de guerre, et c’est assurément justice ! Mais il ne faut pas que l’Impératrice, si grand que soit le crime, permette, quand elle peut l’empêcher, que le sang coule à Paris, alors que tant de braves gens vont verser le leur pour la France. Le père d’un des condamnés m’attend en bas. Je supplie Votre Majesté de me permettre de lui porter un mot de consolation. » La réponse ne se fit pas attendre : « Allez ! » me dit l’Impératrice, et elle ajouta en me tendant la main : « Allez tout de suite ! »
  3. Lettre de l’Impératrice à la princesse Anna Murat. Trochu n’a pas osé nier nettement le propos : « J’en doute (de ces paroles) à cause de leur intention prétentieuse, mais il est certain que j’ai fait plusieurs fois de vifs et sincères efforts pour persuader l’Impératrice et son gouvernement de ma sincérité. Dans tous les cas, que j’aie ou n’aie pas dit ces paroles, je déclare qu’elles étaient l’expression de mon sentiment. Oui avant et pendant cette crise, j’ai servi l’Impératrice, malgré la répulsion qu’elle éprouvait pour moi, avec la loyale fidélité que j’ai mise dans tous les temps, dans mes rapports avec l’Empereur. » L’Empire et la défense de Paris, p. 427.