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depuis six jours sans nouvelles de toi et cela m’inquiète vivement. Je te demande en grâce de m’écrire, ne fût-ce que quelques lignes, trois fois par semaine. Je ne peux rien supporter sur la terre étrangère ; mon imagination se frappe à l’instant.

Je viens aussi d’avoir une terrible épreuve. Il y a trois jours que ma fille a pris la fièvre, et je crois que le contraste de la chaleur des appartenons par les poêles de fer et du froid de la rue en était la cause. J’ai envoyé chercher le docteur Sommeringen, un homme très fameux, comme anatomiste, dans toute l’Europe, et qui a fait l’horrible découverte que la tête séparée du corps a encore du sentiment et de la connaissance. Au moment où il a vu ma fille qui était rouge de la fièvre, il m’a dit : « C’est la fièvre rouge, elle règne ici. » La pauvre petite se mit à pleurer tout de suite ; je lui demandai en anglais, pour qu’elle ne m’entendit pas, si elle était dangereuse. « Oui, me dit-il ; à l’instant, une jeune femme de vingt ans qui demeure devant votre auberge, vient d’en mourir. » Je ne sais pas comment je ne suis pas tombée à terre de l’effroi de ces paroles. Si Benjamin n’avait pas été là, j’aurais perdu la tête ; cependant un examen plus attentif m’a fait voir que Sommeringen se trompait et grâce à Dieu la petite n’a eu que deux accès éphémères dont elle est aujourd’hui parfaitement guérie ; mais quelle brutalité allemande dans ce médecin !

Restait une autre anxiété ; il ordonnait des remèdes et je ne savais pas du tout s’ils étaient bons ou mauvais. C’était une drogue composée d’alcali neutralisé par du vinaigre, de nitre, et de citron. Un Anglais que je vois assez souvent, qui est sorti de France parce qu’il avait à peu près soixante ans, m’a assuré que cette drogue était tout à fait innocente, et qu’il l’avait vu très souvent employer en Angleterre ; je l’ai donc laissé prendre et elle ne lui a point fait de mal. À présent, je voulais lui donner de la manne, Sommeringen me l’a défendu, il prétend que l’on a découvert que les médecines n’agissent sur les entrailles qu’après avoir passé dans le sang et que sous ce rapport elles font beaucoup de mal ; il dit d’ailleurs que la fièvre est presque toujours une affection nerveuse qui demande des caïmans et rien autre chose ; fais-moi le plaisir de dire tout cela à Buttini[1] et de me mander ce qu’il en pense.

Je voudrais aussi que tu fisses mettre tes lettres à la poste à Coppet ; je suis sûre, que par la France, elles retardent et de Genève elles passent toujours par la France. Voici ma quatrième lettre à toi de Francfort. J’attends une réponse de Weimar et le parfait rétablissement d’Albertine, pour recommencer mon ennuyeux voyage. Je crois que je partirai samedi ou dimanche ; je ne partirais sûrement pas si je n’avais pas de tes lettres : écris-moi toujours ici. Je t’ai écrit, je crois, de Metz, que j’avais écrit à Lebrun pour lui envoyer la déclaration que j’avais faite devant le maire de l’intention où j’étais de recouvrer mes droits de Française comme veuve, conformément à l’article du code civil qui m’y autorise ; voilà sa réponse. Elle est singulière ; ne dirait-on pas que c’est volontairement que je m’en vais. Cette réponse cependant m’a encore fait pencher vers l’idée d’aller

  1. Buttini était le médecin habituel de M. Necker.