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près d’elle, bondissent, très joyeux : elle ne les emmènera pas, elle va tout droit à l’église. Et lui, François, les chiens lui sautent aux épaules, plus joyeux encore : il ne les emmènera pas, il va tout droit à l’église. Il regarde Yvonne, si jeune et toute vacillante, flétrie. Yvonne, au sortir de la messe, ne le remerciera pas d’être venu : des lèvres, murmurante à peine, elle remerciera Dieu. Il se confessera, il récitera dans le confessionnal de l’abbé Duregard le Confiteor : il aura soin qu’Yvonne le sache et, sur le visage d’Yvonne, il guettera, comme une lueur de soleil sur un mur, la vive lumière du bonheur. Il communiera. Au retour, il déjeunera ; il lève les yeux : Yvonne le regardait… « Et il y avait, — oh ! oui, j’en suis sûr ! — une émotion profonde sous ces paupières, qui se fermèrent bien vite, effaçant la vision exquise, une émotion douce et sans doute heureuse, telle que je ne pensais plus en voir jamais se trahir sur le visage si las et si clos. » C’est un jeudi ; c’est le jour qu’Yvonne va au cimetière. « Je t’accompagne ! » Et il passe son bras sous le bras d’Yvonne : qu’elle était mince ! et elle grelottait. « Tu as froid ? — Non. — Je croyais… » L’automne ; et ils ont l’air d’un couple qui bientôt sera vieux. Yvonne se tait. François, comme elle, parle en lui-même et, sans voix, dit à Yvonne : « N’aie plus peur, appuie-toi, confie-toi… » Au cimetière, les voici devant la tombe de leur petite fille. Yvonne s’agenouille. « D’habitude, je demeurais debout ; mais, ce jour-là, je me suis agenouillé, moi aussi… » Quand Yvonne se releva, elle posa sur la main de François sa main légère et balbutia : « François !…Notre petite… » Ils s’étreignirent et pleurèrent, « l’un près, tout près de l’autre, enfin ! » Et ils revinrent, du même pas, à leur maison.

La première partie de ce roman, gaillarde et amoureuse, a bien de l’attrait. La seconde partie est extrêmement pathétique. Beau roman, l’œuvre d’un excellent écrivain, qui possède l’art de conter, qui crée de vivans personnages : l’esthétique de l’élégance l’a servi à souhait.

L’esthétique de l’élégance, — et de la meilleure élégance, vraie et sérieuse, — a pourtant ses limites. Elle veut la clarté : le goût de la clarté est une vertu. Mais s’il y a, jusqu’en ce bas monde, plus de choses qu’on n’en discerne clairement, faut-il négliger tout cela qui n’est pas clair ? Ce fut la prétention des positivistes : reléguer le mystère ailleurs. Ils l’appelaient un océan pour lequel ils n’avaient ni barques ni voiles ; et ils le négligeaient. Or, si les brumes de cet océan pénètrent l’île du « connaissable, » l’envahissent, l’imprègnent, nous décrirez-vous l’île et non les brumes ? Et, les âmes, si vous n’en voyez que les surfaces claires, vous les ignorez : les âmes sont des océans