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santé, pour un langage, consiste à s’éloigner sans violence de ses origines. » C’est la maxime du salut. Ni les mots ne dépendent de » nous et de notre caprice ; ni la syntaxe ne dépend de notre fantaisie. Ëlémens de notre pensée, les mots sont des êtres, et qu’on tue quand on les tourmente. Et la syntaxe est une dialectique ; elle est une logique aussi : une dialectique, ô liberté ! sans logique, ô absurdité !… M. Marcel Boulenger, très vaillamment, dénonce deux torts de nos écrivains : la hâte et la prétention. Ajoutons l’ignorance. Mais célébrons le défenseur énergique et avisé de la langue et du style français. Il aime les mots et il aime les phrases : honnête amour, et qui se perd ; doux amour et suranné. Je compte M. Marcel Boulenger parmi les écrivains, peu nombreux, qui bientôt seront inintelligibles pour avoir pris chaque mot selon sa vraie acception et combiné les phrases selon le tour de la pensée. Passera-t-il les âges ? on l’aura donc traduit en galimatias.

Il y a quelques années, M. Tristan Bernard lui écrivit, dans un journal : « Marcel Boulenger, je suis votre ami. J’aime ce que vous écrivez, vos romans et vos nouvelles, et je suis tout à fait d’accord avec vous en ce qui concerne la conservation et la préservation de l’orthographe française. Je tiens à ce qu’on laisse à nos vieux mots leurs lettres inutiles, qui sont des reliques de famille. Je professe, comme vous, une horreur instinctive pour les locutions causer à et se rappeler de. Mais, je vous en prie, ne me désavouez pas si je demande avec un groupe notable d’écrivains, plus autorisés et aussi timides que moi, à ne plus employer l’imparfait du subjonctif et à admettre une fois pour toutes que l’actuel subjonctif présent, si décent, de si bonne tenue, servira à tous les usages et remplacera l’abominable imparfait en asse, isse et en usse… » Et puis : « Marcel Boulenger, dites-moi que nous sommes d’accord. Je suis persuadé que, lorsque votre phrase vous conduit dans la direction d’un temps en asse, vous faites, comme moi, un détour pour l’éviter. Mais ces détours sont fâcheux pour la marche du style et pour la nette expression des idées. Il vaut mieux, une fois pour toutes, prendre un parti, énergique et reléguer dans une panoplie l’imparfait du subjonctif. Malgré notre goût des anciennes formes, il ne nous viendra pas à l’esprit de sortir dans la rue coiffé d’un casque empanaché… » M. Tristan Bernard a tant d’esprit, de gentillesse nonchalante et il est visiblement si las de son casque lourd, quand il demande à s’en débarrasser, qu’on lui répond : Remettez-vous, monsieur Tristan Bernard ; et soyez à votre aise !… On ne veut rien lui refuser. Mais on peut donner seulement ce qu’on