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pu apprendre en vingt, trente ou quarante ans, il l’enseignerait en un an à un enfant docile, par la parole et avec un écrit dont la rédaction n’aurait réuni que des choses assurées. Ce qu’il sait du pouvoir des langues et des sciences, il le transmettrait de vive voix à un homme attentif et confiant, en un quart ou une moitié d’année, pourvu qu’il eût composé auparavant un écrit sous forme de résumé. Aucune difficulté ne demeurerait dans les écrits qu’il envoie au Pape, s’il pouvait les interpréter de vive voix. C’est que, dans les grandes choses, l’écriture ne suffit pas, il y faut une parole vivante. Sur la puissance de la parole, Roger Bacon expose une curieuse théorie. Toute action, en nous ou en dehors de nous, s’explique par ce que Roger Bacon appelle la multiplication des espèces et que l’on rapproche, non sans raison, de la moderne propagation de la force. Les vertus ou espèces que l’agent émet hors de lui changent les choses. Or l’homme, supérieur à tous les agens corporels, produit plus de vertus et d’espèces : il agit par ses œuvres, mais plus encore par ses paroles qui, formées intérieurement, possèdent une puissance plus grande. La parole modifie l’air et, par suite, ce qu’il contient, d’autant plus fortement que l’âme a une pensée, un désir, une intention plus énergiques, qu’elle est plus pure et que la grâce divine lui est accordée avec plus d’abondance, que le corps est plus puissant par son obéissance à l’âme, que la constellation céleste est plus favorable. C’est d’ailleurs une action naturelle, non magique. Ainsi Dieu fit le monde par sa parole, par son Fils ou son Verbe ; ainsi les prophètes et les sages anciens agirent sur la matière pour les pluies, les sécheresses et les autres modifications de l’air ; ainsi furent produits tous les miracles et les choses admirables qu’on rapporte aux saints ; ainsi s’expliquent toutes les espèces de fascinations, les chants, les incantations, les caractères, les déprécations instituées dans l’antiquité par des hommes de vérité ou plutôt ordonnées par Dieu et les anges et qui conservent leur vertu première, par exemple dans les épreuves du feu et de l’eau, les exorcismes, dans les paroles des sacremens ; ainsi encore les philosophes crurent qu’on peut attirer, transformer ou mettre en fuite les hommes et les brutes, les serpens et les dragons des cavernes ;, ainsi enfin les tyrans et les méchans furent convaincus ou confondus, les saints, les philosophes, les gens de la plèbe, comme l’attestent les histoires, ont forcé les hommes à obéir à la vérité.