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de Zilengoma, il vit dans ces derniers les bourreaux destinés à l’achever. Les agens de Fondère éprouvèrent de ce chef beaucoup de peine à le soigner. Dans son cerveau halluciné, la quinine n’était plus seulement le remède proscrit par Maclaud, elle se transformait en poison.

S’il n’est pas encore complètement rétabli au physique, du moins son moral est déjà en très bonne voie ; mon arrivée lui a rendu sa gaîté. En ce moment, il a entrepris de me faire une théorie sur la peinture et il a retrouvé sa blague, la blague du rapin qui mélange le sérieux à la plaisanterie, le paradoxe à la vérité. Son crayon à la main, il disserte sur la sincérité de l’art, sur l’émotion causée par la nature. « La nature, dit-il, nous ne la voyons jamais qu’avec nos yeux, et nous ne la reproduisons jamais qu’à travers nous ; chacun y met sa note, et finalement, il y a toujours plus de nous que de la nature dans ce que nous créons ! Ainsi, quand je peins un panorama, j’oublie toujours une jambe ou deux ; ça, c’est ma note personnelle. Toutes les écoles ne me changeront pas ; on n’est jamais que de sa propre école. Prenez ce qu’on appelle la valeur ! Tout est dans la valeur, n’est-ce pas ? Un même objet possède pour tous, au même moment, le même degré de clarté ou d’obscurité qui lui assigne une place dans la gamme du clair-obscur. N’empêche que cette valeur, nous ne serons pas deux à la rendre de façon identique. Est-ce que les yeux bleus voient comme les yeux noirs ? Je n’en sais rien, mais je ne le crois pas. Ce n’est pas la lumière du soleil qui détermine la valeur ; c’est celle des yeux, de l’intelligence. Quant à la valeur commerciale du peintre… C’est la mode qui en décide. Je vous en fais juge, mon petit capitaine, plus tard, que restera-t-il de moi ? Rien du tout. Eh bien ! regardez-moi : j’ai fait fortune deux fois avec mes panoramas. Oui. Seulement, les deux fois, j’ai dévoré cette fortune. Une autre fois je l’ai refusée. Savez-vous ce que les Allemands m’avaient demandé ? d’aller leur peindre le panorama de Sedan. J’ai dit, sans avoir l’air étonné : Combien ? Ils m’ont offert 50 000 francs. J’ai remué la tête de gauche à droite : Non ; ce n’est pas assez. Et comme ils me demandaient mon prix, mettant flegmatiquement mes mains dans mes poches, j’ai répondu : Cinq milliards. Ils courent encore. »

Tout en parlant, il ‘avait préparé une feuille de papier, des couleurs d’aquarelle, et les avait disposées devant lui. Je