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Nous en avons donc fini avec ces terribles rapides, leurs grondemens et leurs tourbillons ; maintenant, nous sommes en eau calme. Plus de rochers ! les berges s’abaissent verdoyantes, le fleuve coule à pleins bords, le courant glisse avec un petit bruit, un frémissement joyeux. Le ciel d’étain qui pesait hier sur la vallée s’est ouvert, il éclaire les collines environnantes, fouille les bois, les herbes, communique à tout un frissonnement de vie. Une béatitude m’envahit à songer que je peux me laisser bercer sans rien avoir à redouter ; j’ai mis seulement dix jours à remonter ces rapides, et je n’ai perdu qu’une charge, là où, d’après les pronostics, tout mon convoi devait être noyé.

A quatre heures et demie, devant l’ancienne factorerie de M’Tigny, nous débarquons. Les hommes sont harassés, blessés, il est nécessaire de leur donner deux ou trois jours de repos ; de plus, les bateaux ont besoin de réparations ; ici nous serons à proximité d’un village, nous aurons les moyens de nous ravitailler, et la petite grève, où nous avons- abordé, permettra de tirer les baleinières à sec.

Sur le haut de la berge, j’aperçois les ruines de la factorerie ; j’escalade le talus devant moi est un petit tertre que la brousse recouvre ; un morceau de bois émerge, à moitié pourri, on dirait le bras d’une croix. Je me penche, j’écarte les herbes, quelques lettres sont visibles sur ce morceau de planche, je déchiffre, ou plutôt je devine le nom : c’est ici la tombe du lieutenant de vaisseau Besançon, mort d’une bilieuse hématurique, contractée à la suite des fatigues qu’il avait éprouvées en essayant de franchir les rapides.


DE M’TIGNY A ZILENGOMA

Les trois jours de repos passés à M’Tigny ont été employés à tout remettre en ordre, à vérifier les charges, à faire sécher celles qui ont été mouillées, à calfater les boats, à acheter des vivres. Mes provisions de réserve sont en effet à peu près épuisées ; il me reste deux caisses de riz ; heureusement que la région à partir de M’Tigny est très peuplée, paraît-il, et pourra facilement subvenir à notre ravitaillement. Il faudra pour cela que les villages soient plus accueillans que celui de M’Tigny. J’ai dû